TEL EST PRIS QUI...
La Fanfarlo, seule nouvelle jamais rédigée (en 1845) par
Charles Baudelaire comme on le sait, d'abord refusée par la Revue de Paris, parut une première fois en janvier 1847 dans le Bulletin de la Société des Gens de Lettres, grâce aux bons offices de
Charles Asselineau. L'histoire est celle d'un dandy, Samuel Cramer, écrivain raté connu sous le nom de plume Manuela de Monteverde.
Bien qu'ambitieux mais fainéant, ses oeuvres étaient sans intérêt... Ce qui ne l'empêchait pas de se prendre pour un génie.
Un jour, se promenant au jardin du Luxembourg, il revit une jeune femme qu'il avait aimée en province quelques années auparavant,«à l'âge où l'on aime l'amour» nous précise le poète...
Cependant, la jeune femme est désormais mariée... « Elle s'appelait Mme de Cosmelly, et demeurait dans une des rues les plus aristocratiques du faubourg
Saint-Germain. » précise le narrateur.
Mais son époux, plus âgé qu'elle, la trompe avec « une danseuse aussi bête que belle »,
la Fanfarlo.
Samuel décide d'aider son ancien amour. Ainsi s'engage-t-il à mettre un terme à cette idylle. Mais rapidement lui-même s'éprend de cette troublante Fanfarlo…
Première et seule nouvelle jamais rédigée, à vingt trois ans, par l'auteur des futurs Fleurs du Mal, c'est aussi un véritable paradoxe que ce texte bref et pourtant d'un contenu indubitablement très riche. C'est en effet au moment où il décidait, consciemment, qu'il serait poète, rien que poète, définitivement poète que
Baudelaire rédigea
La Fanfarlo. Et s'il parvint à la faire publier (à deux reprises et sous son propre nom seulement deux ans plus tard, en 1849), elle semble avoir très vite été abandonnée par
Charles Baudelaire, n'est citée dans ses
correspondances qu'à trois reprises, ne donnera lieu à aucun autre essais du même type, moins encore à une quelconque tentative romanesque et on peut presque parler d'un reniement puisqu'il ne la reprendra même pas dans la liste de ses oeuvres qu'il établira à la fin de sa vie.
On peut dès lors se poser le pourquoi de la rédaction d'un tel texte tandis que ses choix intimes et littéraires le portaient à vouloir tout autre chose. Est-ce, comme le jugeait
Jean-Paul Sartre - grand lecteur de
Baudelaire dont il écrivit une monographie - parce que, dans cette «oeuvre de prime jeunesse frappe de stupeur : tout est déjà là, les idées et la forme. Les critiques ont souvent noté la maîtrise de cet écrivain de vingt-trois ans. À partir de là, il ne fait que se répéter.»
Est-ce encore parce que, selon ce qu'il écrivit dans ses Notes sur
Edgar Allan Poe, les
nouvelles sont souvent du côté de la Vérité tandis que «la poésie n'a pas la vérité pour objet», mais bien plutôt celui de la Beauté, le seul qu'il désira jamais suivre ? Difficile d'apporter une question définitive à ces questions. Mais il semble que cet essai un peu à part dans son oeuvre soit, en quelque sorte, le fruit unique involontaire de telles considérations de même qu'un genre de confession dont il ne souhaita pas renouveler l'expérience.
Toujours est-il que l'on peut assez aisément reconnaître l'auteur lui-même dans le portrait cynique qu'il dresse de cet écrivain raté (ce que sa
correspondance confirme d'ailleurs). Samuel Cramer est, comme
Baudelaire, «une nature ténébreuse, bariolée de vifs éclairs - paresseuse et entreprenante à la fois -, féconde en desseins difficiles et en risibles avortements -, esprit chez qui le paradoxe prenait souvent les proportions de la naïveté, et dont
l'imagination était aussi vaste que la solitude et la paresse absolues». C'est un dandy, se regardant dans tous les miroirs, successeur et héritier du héros romantique, un poète manqué, un écrivain raté, qui joue avec lui-même, un esprit versatile. C'est ainsi un autoportrait sans concession que nous livrerait donc
Baudelaire de ce qu'il estimait être à vingt-trois ans tout juste.
Quant à cette Fanfarlo, l'histoire littéraire retiendra qu'elle est très probablement inspirée d'une actrice en vogue dans ces années-là, la charmante Lola de Montès, une danseuse exotique, actrice et courtisane d'origine irlandaise, qui défraya alors la chronique parisienne et mondaine.
Mais on retiendra surtout de cette trop brève incursion du génial créateur des Petits
poèmes en prose dans le monde romanesque, un petit chef-d'oeuvre d'analyse psychologique pas très éloigné d'un
Nerval ou d'Honoré de
Balzac que l'auteur appréciait fortement (même s'il n'en admirait pas forcément le style), tentant de répondre à cette terrible question existentielle - on comprend que
Sartre ait pris le temps de lire ce texte -, la seule qui vaille peut-être : «Qui suis-je ?». La seule, peut-être aussi, à laquelle cet apôtre du Spleen ne souhaitait finalement pas vraiment répondre, pas de cette manière aussi frontale, directe, visible. La
poésie se situe partout et ailleurs à la fois : un autre chemin vers le «je», cet autre... Mais c'est là une autre histoire !