Jacques le Goff disait : « “Le Moyen Âge est une combinaison entre l'exotisme et nos racines.” Partant de cette idée, dans son ouvrage
Naissance de la Nation France publié en 1985,
Colette Beaune nous montre comment au cours du bas moyen âge se créèrent les premières représentations de l'idéal national. Etroitement liées à une conception monarchique, dynastique et chrétienne de la France, ces représentations furent déterminées à la fois par le rôle des évènements, avec notamment le bouleversement que fut la guerre de 100 ans, mais aussi par la pensée médiévale imprégnée de scolastique et enfin par les intérêts politiques guidant la propagande royale. En effet dans une Europe où le Royaume de France cherche à se détacher de la puissance temporelle et spirituelle du Saint-Empire et de la papauté, où elle est menacée sur son sol par l'Angleterre, la volonté de se distinguer comme une communauté unie et unique par son origine et son Histoire est primordiale. C'est pourquoi ces représentations, encouragées par une dynastie contestée et en recherche de légitimité, peuvent être appréhendé en 3 axes distincts. Ainsi en premier lieu nous verrons quels liens entretient la Nation avec ses origines. Puis dans un second temps nous montreront comment, guidé par la pensée médiévale, le royaume intègre au travers de Saints protecteurs, un rapport à Dieu. Enfin dans une troisième partie nous redescendrons sur terre afin de voir plus précisément l'influence des symboles et des pratiques sur l'idée de nation.
La première question qui a fait la France est celle des origines. Ainsi au Moyen-âge se construit la légende des origines troyennes. Créée sur le modèle de la légende antique de la fondation de Rome par les exilés troyens d'Enée, la légende française est issue de deux textes très différents du haut Moyen-âge. Ainsi dans son ouvrage Historia Francorum publié en 660 Frédégaire fait de Francion le héros de la migration. Ce fils d'Hector cousin de Turcus, le père des Turcs, est mis en concurrence avec Anténor, héros virgilien, qui fut l'un des plus puissants hommes de Troie et qu'on retrouve dans les Gesta regum Francorum en 727. Toujours est-il que dans les deux cas la migration des vaincus passe par plusieurs étapes. Après la fuite de Troie, ils se seraient ainsi établis à Sycambria, en Europe de l'Est près de Budapest avant d'entrer en Gaule après un bref séjour en Germanie au IVeme siècle ap j-c. Ce que montre l'auteure c'est que cet héritage troyen fut à la fois utilisé dans un cadre politique mais qu'il joua aussi un rôle d'unification du peuple du Royaume et de légitimation de sa dynastie. En effet prouvant son ancienneté, la France pouvait ainsi justifier une indépendance politique par rapport aux deux puissances se réclamant de l'héritage romain : le pape et le Saint-empire germanique et une certaine indépendance culturelle, car sa langue serait ainsi d'origine hellénistique en opposition au latino-italien. En outre le mythe admettait qu'on aille guerroyer contre les Anglais, qui n'étaient que de vils barbares germaniques usurpant le royaume des descendants du troyen Brutus qui s'étaient réfugiés en petite bretagne. de la même manière l'opposition légendaire entre grecs et troyens servit de prétexte aux croisés francs pour posséder des territoires orientaux au détriment de l'Empire Byzantin. Mais le mythe troyen eut surtout pour mérite de souder ce qui allait devenir une nation dans les moments de grand péril pour le Royaume. Ainsi dans le contexte de la guerre de 100ans, on se référait à la chute de Troie lors des grandes crises afin d'indiquer les voies de salvation. Les causes étaient les mêmes : le peuple avait trahi le Roi, la noblesse était divisée, la guerre civile faisait rage. Mais rien n'était perdu ! Troie n'était pas morte puisqu'elle continuait dans le royaume de France,
Jeanne d'Arc était Hector, il fallait user des mêmes vertus que les glorieux ancêtres : c'est-à-dire du courage et de la vaillance. Cependant comme le montre
Colette Beaune tout au long de son livre, le bas moyen âge n'est pas une période linéaire. Des bouleversements ont eu lieu dans la pensée médiévale influençant en conséquence les représentations nationales. Ainsi aux XIVeme et XVeme siècles avec la redécouverte de textes anciens dans le cadre de la renaissance, ce mythe troyen est incorporé au sein d'un grand ensemble gaulois. Les gaulois redécouverts notamment avec les Commentaires sur la Guerre des Gaules de J.César ont pour mérite d'être des indigènes et donc de justifier autrement que par la force et la conquête la prétention de la France à posséder des territoires. En outre qui dit indigénat dit race française. Ainsi au 16eme siècle Jean Lemaire des Belges dans ses illustrations de Gaule et singularités de Troie effectua un remaniement du mythe national. Les Gaulois furent désormais vus comme un peuple culturellement supérieur, combatif et intelligent et aux moeurs chrétiennes. Une partie d'entre eux se serait établi en Orient fondant Troie dans l'antiquité. Les gaulois devenaient ainsi les ancêtres des troyens. Mais plus important encore, l'auteure donne des origines bibliques aux gaulois qui seraient ainsi les descendants de Samothés, petit-fils de Noé.
Mais si les gallo-troyens justifiaient l'ancienneté de la nation, la pureté ethnique et la solidarité nationale établis sur le sang, ils restaient des païens, certes très pieux et d'origine biblique, mais dans le courant de la pensée médiévale il fallait néanmoins une référence réellement chrétienne pour fonder la nation. C'est dans ce cadre que le mythe de Clovis justifiait la qualité de royaume Très Chrétien. Pourtant avant le XIVe siècle Clovis était avant tout un modèle guerrier qui était certes le roi d'un peuple pillard (illustré avec l'Histoire du vase de Soissons) mais aussi un bienfaiteur des Eglises. A partir de 1300 l'historiographie française opéra une simplification de ses campagnes militaires (nombre d'entre elles disparurent) et tendit à une idéalisation du personnage. L'orientation de son activité guerrière s'anoblit. le Roi réalisait désormais sans ambition personnelle le dessein de Dieu qui le soutient. Clovis devenait ainsi l'archétype du Roi très Chrétien qui fut oint de la sainte ampoule apportée par une colombe de la part de Dieu. Il porte les insignes sacrés de la monarchie : l'Oriflamme et les lys, symboles qui ont fait la France et que nous retrouverons dans la 3eme partie.
Ainsi le mythe et ses nombreux remaniements contribuèrent à diffuser le sentiment d'appartenance à la communauté large et difficile à saisir qu'est la nation et à préserver l'unité et la continuité de ce qui était nommé « la race française » glorieuse par ses ancêtres troyens, indigène par ses ancêtres les gaulois et chrétienne par Clovis. Mais ce dernier n'était pas un saint reconnu par l'autorité ecclésiastique bien qu'il bénéficiât d'un culte important en France dans les Abbayes de Moissac, du Dorat et dans l'Eglise de Sainte Marthe à Tarascon. Mais dans l'Europe scolastique, celle des croisades, des bûchers, de l'inquisition, Dieu est omniprésent et il fallait pouvoir justifier une relation avec lui. Ainsi pour
Colette Beaune l'image de la nation était indissociable de celle de Dieu. Elle explique qu'il n'y a pas une once de laïcisation avant le XVIeme siècle. La question qu'elle pose c'est
Comment justifier la place spéciale de la France et des Français auprès de Dieu ? Il ne suffisait pas pour faire une grande nation, qui se voulait l'élue parmi tous, de s'inventer des ancêtres glorieux rattachés indirectement à la chrétienté. Dans cette seconde partie l'auteure nous montre qu'à partir de saints, intermédiaires entre le roi, le royaume et Dieu, se construit une image de peuple et de roi « très chrétiens », plus chrétiens que quiconque sur terre. le premier de ces saints, est Saint-Denis évêque et évangélisateur de Paris au 3eme siècle de notre ère, confondu par Hilduin avec un homonyme ayant vécu au 1er siècle, Denis l'Aréopagite. Ainsi dans le bas Moyen-âge et jusqu'au 15eme siècle Saint-Denis est le patron du Roi. Il le protège du mal, le sauve de l'enfer lorsqu'il a fauté et lui donne aide et conseil. Il est aussi le patron du Royaume, qu'il aurait évangélisé selon la biographie écrite par Yves de Saint-Denis en 1317. Grâce à lui, Paris est vu comme le centre idéal du Royaume et possède un lien privilégié avec la Monarchie. Car Saint-Denis c'est avant tout un lieu, une abbaye proche de Paris, symbole du pouvoir royal où sont enterrés de nombreux rois de France depuis Dagobert. C'est cette abbaye qui contient les regalia, c'est-à-dire les insignes sacrés de la monarchie tels les lys et l'oriflamme ainsi que de très précieuses reliques comme le saint clou ou la couronne d'épines. Mais pour la dynastie régnante cela ne suffisait pas et il fallait un autre saint, glorieux par son histoire rattachable directement à l'identité du royaume et même à celle du Roi et qui justifiait la qualité de « Très Chrétien ». Ainsi la figure de
Saint-Louis, référence spirituelle et répondant céleste, s'imposa. Néanmoins il devint très vite plus gênant qu'utile pour la monarchie. En effet déformant la réalité de son règne, les nobles et le clergé firent du Saint-Roi le défenseur des libertés politiques et fiscales contre une monarchie de plus en plus centralisatrice. Dans le contexte de la guerre de 100 ans ces deux saints patrons du royaume et de la dynastie perdirent de leurs influences pour des raisons diverses. En 1422 quand Charles VI meurt, l'abbaye est aux mains des Anglo-bourguignons et Henri V d'Angleterre revendique l'héritage de Saint-Denis. Quant à
Saint-Louis on se souvient de sa politique indulgente vis-à-vis des Anglais et son culte, surtout présent dans le Bassin parisien, ne peut pas être récupéré politiquement par Charles VII. On le voit encore, les évènements du bas Moyen-âge bousculèrent les imperfections des mythes, participant ainsi à la construction d'une conception chrétienne de la France. de ce point de vue, le Royaume de Bourges fut un élément essentiel dans l'affirmation d'un sentiment national s'exprimant en opposition à l'Angleterre. Avec l'effondrement de la crédibilité des patrons traditionnels du Royaume il fallut pour le Roi s'appuyer sur des saints locaux. Ainsi Sainte-Catherine de Fierbois, Saint Julien ou Sainte Radegonde dans la France du sud avaient pour point commun d'être des symboles de la libération individuelle et collective pour laquelle combattaient les armées de Charles VII. Mais c'est finalement Saint-Michel qui devint le nouveau patron du Roi et du Royaume remplaçant
Saint-Louis et Saint-Denis. Protecteur de la Normandie dont la population était restée plutôt fidèle au Roi, il représentait l'ange-gardien par excellence. N'ayant pas d'Histoire terrestre on en fit une antithèse de Saint-Georges, patron d'Angleterre. Récupérant nombre de ses attributs tels que l'armure, l'épée ou encore l'écu il remplaça l'oriflamme de Saint-Denis comme bannière nationale sous le règne de Charles VII. Il y est représenté en train de combattre le dragon symbole de Saint-Georges. La croix blanche des rois de France lui est attribué en opposition à la Croix-Rouge des rois anglais. Ainsi la guerre de 100 ans et les mythes qu'elle impliqua furent essentiels dans le processus d'assimilation des territoires au mythe national. En effet
Colette Beaune nous montre au travers de l'évolution du choix des saints protecteurs, un affaiblissement net de Paris (avec la déchéance relative de Saint-Denis et de
Saint-Louis) et une importance nouvellement prise par la province dont les saints protecteurs s'intégrèrent au mythe national. Toujours-est-il que le choix de ces saints, la situation historique dans laquelle ils furent choisis et les raisons de ces choix nous éclairent sur la continuité de la politique des rois de France dans leur rapport à Dieu. Ainsi
Colette Beaune explicite ce thème montrant comment le royaume au travers de sa dynastie qui possèderait un sang pur, sacré et perpétuel réussit à se construire une image de nation très chrétienne justifiant ses privilèges. Cela permettait notamment à Philippe le Bel de contester l'autorité du pape
Boniface VIII participant ainsi à émanciper le Royaume. Ainsi au travers de symboles que nous allons voir dans cette troisième partie, le Roi et ses sujets sont directement reliés à Dieu. Dans une approche qui se veut renouvelée, l'auteure s'attache à comprendre l'apparition et la signification de ces symboles non pas par le prisme d'une origine historique transcendant le bas Moyen-âge, mais dans la réalité de la pensée médiévale. Dès lors il faut prendre en compte l'aspect religieux d'une société oralisée où l'écrit reste l'apanage d'une minorité d'élite. Pour fonder la Nation France il fallait que le peuple s'identifie à la monarchie. En effet bien que le Roi fût toujours doté d'un grand prestige son pouvoir réel était faible dans la société féodale. Dans le processus de centralisation du Royaume qui s'amorça dès le XIVème siècle il fallut se bâtir une notoriété dans toute la France et les entrées royales devinrent des moments très solennels. Ainsi dans la volonté de sacraliser la monarchie la symbolique des lys fut assimilée à la vierge Marie. Seule la lignée de France pouvait en posséder l'armoirie. Quiconque les arborait profanait le roi. Ce dernier, contesté à plusieurs reprises aux XIVème et XVème siècles dans le contexte de la guerre de 100 ans dut défendre sa position dynastique. Se servant du prestige de l'université de Paris, à la tête du monde intellectuel et théologique, il fit de la loi salique un objet de fierté national permettant au monarque de justifier les pratiques successorales de 1314 et 1328 et ainsi de fonder sa propre légitimité. Dès lors les rois de France se lancèrent dans une instrumentalisation de cette Loi afin de prouver l'ancienneté, la supériorité et l'indépendance de la législation française. Vers 1500 ce sont presque tous les principes fondamentaux du Droit que l'on fait remonter à la Loi salique. Universitaire, clercs et nobles se mélangèrent alors pour constituer une seule France qui oscillait entre une conception chrétienne où l'amour de Dieu est primordial et une conception aristotélicienne davantage laïque. La guerre de 100 ans se chargea encore une fois de régler le problème par le bouleversement qu'elle induisit. La mort pour la patrie au nom de la libération du territoire fut mise en avant bien que la valeur de la nation restât inférieure à celle de l'amour de Dieu. Néanmoins on assiste par ces mythes, ces ponts entre le Royaume et le Divin et par ces symboles aux prémices d'une conscience nationale s'exprimant au sein d'un imaginaire chrétien et monarchique.
C'est en mettant en valeur le rôle de cet imaginaire dans la naissance de la France que
Colette Beaune renouvelle l'approche d'une thématique pourtant très populaire. Ainsi en opposition à l'historiographie traditionnelle qui soulignait avant tout l'aspect politique et militaire dans la construction du sentiment national, l'auteure développe une thèse plus complexe sur l'image de la France, sur comment on la perçoit, et non comment la France est réellement, au Moyen-âge. A titre personnel je trouve cette stratégie plus pertinente pour plusieurs raisons. En premier lieu il existe une logique dans le fait d'expliquer comment s'est construit un sentiment en le renvoyant aux perceptions qui l'ont fait naître. En effet, expliquer ce sentiment à travers le récit de péripéties historiques qui auraient uni le peuple français aboutit à une contradiction. La France, sortant de la féodalité, c'est le domaine royal, l'ile de France qui s'est imposé sur les autres territoires du Royaume. C'est une Histoire par conséquent remplie de guerres civiles, de répressions, de divisions politiques et idéologiques qui auraient dû, donc, selon la version énoncée ci-dessus, aboutir sur des Frances, des territoires unis par leurs oppositions aux autres et non sur une France. Pourtant force est d'admettre que sont aujourd'hui rares les pays occidentaux qui partagent une vision plus centralisatrice de leur histoire ce qui se répercute d'ailleurs dans l'administration. La France est en définitive, comme le montre
Colette Beaune tout au long de son ouvrage, le fruit de la propagande théologique menée par le pouvoir royal. Par cela-même elle met en évidence qu'il n'existe pas de séparation entre le politique et le religieux au Moyen-âge, que l'Histoire de France est avant tout liée à l'Histoire des Rois et que le sentiment national, construit par des mythes, permet de transcender les divisions réelles qui pouvaient et qui peuvent toujours exister. Enfin je suis partisan d'une vision déterministe de l'Histoire, c'est-à-dire que je crois que tout effet est le fruit de plusieurs causes et qu'à vouloir occulter la réalité pensée d'une époque on ne peut comprendre cette dernière. En introduisant au coeur de sa thèse l'esprit et la philosophie médiévale,
Colette Beaune montre comment tous les éléments se sont assemblés pour former les prémices du sentiment national.