VLADIMIR. –Tu es difficile à vivre, Gogo.
ESTRAGON. – On ferait mieux de se séparer.
VLADIMIR. - Tu dis toujours ça. Et chaque fois tu reviens.
Silence.
ESTRAGON. – Pour bien faire, il faudrait me tuer, comme l’autre.
VLADIMIR. –Quel autre ? (Un temps.) Quel autre ?
ESTRAGON. – Comme des billions d’autres.
VLADIMIR (sentencieux). –A chacun sa petite croix. (Il soupire.) Pendant le petit pendant et le bref après.
ESTRAGON. – En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.
VLADIMIR. – Mais laisse-le donc tranquille ! Qu’est-ce que tu as ? (Estragon lâche le garçon, recule, porte ses mains au visage. Vladimir et le garçon le regardent. Estragon découvre son visage, décomposé.) Qu’est-ce que tu as ?
ESTRAGON. – Je suis malheureux.
VLADIMIR. –Sans blague ! Depuis quand ?
ESTRAGON. – J’avais oublié.
Nous ne sommes plus seuls, à attendre la nuit, à attendre Godot, à attendre — à attendre. Toute la soirée nous avons lutté, livrés à nos propres moyens. Maintenant c'est fini.
Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.
Estragon. - Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent.
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POZZO.-Qui est-ce ?
VLADIMIR.-Eh bien, c'est un... c'est une connaissance.
ESTRAGON.-Mais non voyons, on le connaît à peine.
ESTRAGON. – En attendant, essayons de converser sans nous exalter, puisque nous sommes incapables de nous taire.
VLADIMIR. – C'est vrai, nous sommes intarissables.
ESTRAGON. – C'est pour ne pas penser.
VLADIMIR. – Nous avons des excuses.
ESTRAGON. – C'est pour ne pas entendre.
VLADIMIR. – Nous avons nos raisons.
ESTRAGON. – Toutes les voix mortes.
VLADIMIR. – Ça fait un bruit d'ailes.
ESTRAGON. – De feuilles.
VLADIMIR. – De sable.
ESTRAGON. – De feuilles.
Silence.
VLADIMIR. – Elles parlent toutes en même temps.
ESTRAGON. – Chacune à part soi.
Silence.
VLADIMIR. – Plutôt elles chuchotent.
ESTRAGON. – Elles murmurent.
VLADIMIR. – Elles bruissent.
ESTRAGON. – Elles murmurent.
Silence.
VLADIMIR. – Que disent-elles ?
ESTRAGON. – Elles parlent de leur vie.
VLADIMIR. – Il ne leur suffit pas d'avoir vécu.
ESTRAGON. – Il faut qu'elles en parlent.
VLADIMIR. – Il ne leur suffit pas d'être mortes.
ESTRAGON. – Ce n'est pas assez.
Silence.
VLADIMIR. – Ça fait comme un bruit de plumes.
ESTRAGON. – De feuilles.
VLADIMIR. – De cendres.
ESTRAGON. – De feuilles.
Les larmes du monde sont immuables. Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part, un autre s'arrête. Il en va de même du rire.
VLADIMIR. – Je ne comprends pas.
ESTRAGON. – Mais réfléchis un peu, voyons.
Vladimir réfléchit.
VLADIMIR (finalement). – Je ne comprends pas.
ESTRAGON. – Je vais t’expliquer. (Il réfléchit.) La branche… la branche… (Avec colère.) Mais essaie donc de comprendre !
VLADIMIR. – Je ne compte plus que sur toi.
ESTRAGON (avec effort). – Gogo léger –branche pas casser –Gogo mort. Didi lourd –branche casser – Didi seul. (Un temps.) Tandis que… (Il cherche l’expression juste.)
VLADIMIR. – Je n’avais pas pensé à ça.
ESTRAGON (ayant trouvé). – Qui peut le plus peut le moins.
VLADIMIR : Qu'est-ce que c'est, un knouk ?
POZZO : Vous n'êtes pas d'ici. Êtes-vous seulement du siècle ? Autrefois on avait des bouffons. Maintenant on a des knouks. Ceux qui peuvent se le permettre.
VLADIMIR : Et vous le chassez à présent ? Un si vieux, un si fidèle serviteur ?
ESTRAGON : Fumier !
VLADIMIR : Après en avoir sucé la substance vous le jetez comme un...
...comme une peau de banane. Avouez que...
POZZO : Je n'en peux plus... plus supporter... ce qu'il fait... pouvez pas savoir... c'est affreux... faut qu'il s'en aille... je deviens fou... Je n'en peux plus... peux plus...