Berthe Morisot : Le Secret de la femme en noir

Mieux vaut brûler les lettres d'amour, a-t-elle dit un jour à son amie Louise.

Berthe, de son côté, n'a-t-elle jamais écrit à Edouard Manet ? Cela paraît tout aussi impossible que cette absence de vraies lettres de lui à elle. Alors, où sont les lettres ? Perdues ? Cachées ? Détruites ? Tandis que la peinture parle, que les tableaux de Manet n'en finissent pas de raconter une histoire, les mots ont disparu. Il n'existe, à notre connaissance, aucune trace écrite de leur aventure.
Qui aurait pu vouloir supprimer ces lettres ? Un héritier trop bien intentionné ?

Pourtant, une fois n'est pas coutume, le plus beau portrait de Berthe et de sa fille, ce n'est pas Berthe qui l'a peint. Ce n'est peut-être même pas Renoir, avec son pinceau si sûr, ses couleurs vives et franches. Mais c'est Eugène Manet. Sur un fond bleu turquoise comme la mer, dans une atmosphère foetale, il a simplement tracé, au pastel, leurs deux têtes chéries. Julie doit avoir un an ou deux. On devine qu'elle est dans les bras de sa mère. Berthe, penchée en arrière, la contemple avec adoration. Julie ne sourit pas, elle ne sourit jamais sur aucun de ses portraits. Eugène a uni les deux têtes dans une sorte de nuage - des traits de crayon blanc, qui ajoutent à la transparence mais aussi une unité. On dirait les deux têtes d'un même corps. C'est une modeste étude. Elle a beaucoup de grâce et, surtout, elle diffuse une immense tendresse. Elle pourrait s'appeler "Un amour de mère". Eugène a été exceptionnellement inspiré. Sa manière évoque à s'y méprendre le style de son épouse. Comme Julie, il imite son trait de pinceau, il peint dans ses couleurs. Mimétisme de l'amour : il s'essaie même à son art de l'esquisse et à ses tranparences.

(p. 40)

Son drame, elle le porte en elle: une espèce de difficulté à vivre, confrontée à ses propres démons, dans l’exigence, dans la passion. Toute sa vie, elle peindra ce qu’elle a toujours connu: le bonheur familial, l’amour d’une mère, l’innocence candide des jeunes filles – la fragilité d’un monde qui ressemble à un paradis perdu.

Manet incarne, Monet désincarne. Le premier construit, le second envoûte. L’un est architecte ou sculpteur. Le second, magicien de la couleur.

Monet navigue vers l’inconnu. Le sujet qui l’inspire a moins d’importance que ce qu’il ressent. L’extérieur n’est qu’un prétexte à un envol vers les tréfonds intérieurs. Homme, femme, enfant, jardin, nénuphar ou cathédrale sont des débauches de couleurs, des vibrations mystérieuses, des coulées vertes ou bleutées d’émotions.

Elle peint dans l’arc en ciel, mais le tourment qui se cache au fond de sa personnalité acide, farouche, ce tourment très noir qu’elle tente de juguler et auquel elle ne permet jamais de venir au jour existe.

"Et de même que la guerre s'efface, que la France panse ses plaies, elle ne veut plus peindre que la clarté. En atomes colorés, vus par les yeux de l'enfant, les éblouissements de la lumière." p152-1583

C'est une femme en noir : le chapeau, dont les rubans s'enroulent autour de son long col de cygne, et la robe à peine échancrée sur sa peau mate ont l'éclat lustré des ailes du corbeau. Le noir a coloré ses yeux, sans pour autant effacer leur reflet d'or : le regard qu'ils portent sur la vie est mordoré et chaud, étranger à tout cet attirail funèbre que la femme arbore avec l'élégance et désinvolture.

Un pinceau précis, profond, perspicace et léger, la dirige vers le seul univers qui l'attire, celui des claires apparences qui abritent des secrets.