Il est facile de lire la sincérité ou le mensonge pieux chez le moine. Son front, haut et libre de cheveux, ne masque guère les plis qui y ondulent. La moindre ligne, pareille à une dune sablonneuse sous le vent, se creuse et serpente au gré de ses émois. Ses grands yeux couleur d’ambre laissent échapper la plus infime émotion comme une fenêtre sans volets répandrait le soleil ou la pluie. Il a un nez court et étroit dont les rebords des narines s’agitent chaque fois qu’il est contrarié. Je l’ai déjà remarqué, et c’est bien le détail sur lequel je m’arrête.Mais lesdites narines ne palpitent pas.
En deux ans, l’esclave a pris du poids. Il faut avouer que l’aventure inusitée qu’il a connue avec son maître et ses compagnons d’infortune ne portait guère à engraisser. Huit ans à traverser les grands déserts du Septentrion, à en franchir les montagnes, à servir d’esclave à des nations de Naturels peu accommodantes, à cuire sous le soleil, à geler sous le vent du nord… Il est normal qu’il affiche maintenant des rondeurs plus conformes à sa robuste constitution.
Mais son sourire, lui, n’a pas changé. On ne peut le confondre avec celui de personne d’autre ! Même pas avec celui des autres Nègres.
Nous sommes là. Nous ferons comprendre à nos compatriotes que c’est grâce à vous si nous avons finalement retrouvé la Nouvelle-Espagne.
Nous hésitons et tergiversons ainsi de si belle manière que, en l’espace de quelques secondes – en fait, beaucoup, beaucoup plus rapidement que ce à quoi nous nous attendions –, les cerfs gigantesques nous rejoignent. Ils tournent autour de nous en soulevant une poussière telle que, lorsqu’ils s’immobilisent enfin, le sable en suspension subsiste un long moment.
Ma mère, toutefois, m’a mis en garde : si je passe de vie à trépas en vénérant un dieu étranger, il se peut que je ne puisse plus jamais atteindre le monde des esprits,c’est-à-dire celui de mes ancêtres.Ces réflexions théologiques me paraissent de la plus haute complexité. En tout cas, trop complexes pour mon « intelligence à l’espagnole ».
Bien sûr, notre servage n’est pas considéré comme tel puisque l’empereur qui vit par-delà la vaste mer, le grand seigneur de toute cette terre – un certain Charles Quint –, ne tolère pas qu’on assujettisse les hommes libres. Toutefois, ses sujets savent fort bien contourner les lois lorsque les circonstances l’ordonnent.
Camille Bouchard. Prix du Québec 2014.