Carnet bleu perdu
(Ce bout de carnet dit la perte du carnet…il est écrit à l’encre bleu foncé sur de petites fiches de bristol d’un orange mat.)
Mercredi 17 octobre. 51
Carnet bleu perdu. 15 jours de mots et de débris de travail - évanouis. Qu’est-ce qui est perdu exactement ? Et que faut-il chercher - Mais rien ne peut m’empêcher d’écrire - Perte de fond.
L’aurore dorait la première marche.
Je recopie ces idées de rail.
J’avais pu créer un plancher naturel. Me voici de nouveau perdu dans le vide pour un instant.
C’est une réponse très brusque et très inattendue à ces questions que je me posais dans le métro.
Pour écrire, il faut surmonter les grands désastres, la misère des hommes, les événements - et le journal du sommeil - le métier du jour - cette taie d’huile qui nous rend aveugle et sourd -qu’il faut si violemment déchirer pour reprendre contact avec les choses les plus simples. La perte du carnet est une rupture de naissance. Hier, je criais « Non, Non », au milieu du plaisir. Mon comportement essentiel : susciter le mouvement le plus violent, et au paroxysme, le remonter délibérément à contre courant, aussi douloureux que puissent être les remous. Voilà comme viennent les poèmes.
J’ai toujours pris un grand plaisir à laisser aller la main au fil du courant, puis à la ramener brutalement vers moi, jusqu’à ce que l’eau imprime un mouvement d’hélice.
Enfant, c’était des maelstroms contre les parois de la baignoire. Ramener violemment la paume dans les profondeurs pour engloutir une coquille de noix.
Cette perte de plancher appelle un flux de nouveau, un apport réparateur de paroles, que l’existence du carnet disparu que je portais sur moi comme une pile maintenait à un filet minimum.
La deuxième perte béante qui m’occupait en premier : Je roulais dans l’air clair. Ma poitrine s’est démesurément élargie.
Et dans ce carnet je n’avais jamais sans doute aussi bien travaillé, tant écrit. Cette perte doit m’exaspérer.
7 Novembre
Carnet matériellement perdu (je l’ai retrouvé depuis - perte abondamment réparée -) ou livre publié - je recherche une telle perte comme le souffle -
la prunelle de mes yeux
Cette contradiction chatoyante,
Cette clef
dans l’espace blanc
entrer, sortir
— c’est le même pas
la route s’empare de qui, un instant, marche à son côté
« … parole – non : cela, la parole, elle seule, le dit, scindant… »
André DU BOUCHET – La Pierre bleue (DOCUMENTAIRE, 1993)
Un film réalisé en 1993 par Laurence Bazin.