Un livre donne satisfaction au lecteur quand il tient sa promesse de lecture, ce contrat tacite dont les « écritures » (au sens juridique) se nichent pour l'essentiel dans un titre ou une quatrième de couverture. Mais un livre est un joyau quand il va au-delà, quand le lecteur se sent emporté dans une promenade qui l'émeut et le grandit, pleine de mystères et de trésors cachés.
Et c'est le cas de
L'annonce, de Paule du Bouchet.
Ce récit de la trajectoire d'une amitié sculpte par des phrases ciselées, courtes et poétiques, non pas un, mais deux portraits. Celui de l'amie (Miette) et celui de la narratrice. Par ce double portrait, le contrat de lecture est déjà pleinement rempli. Mais soudain la tragédie prend corps par la force de cinq mots, comme le tranchant d'un glaive, comme chez Racine : « Bien sûr, il est entré. » Par ces cinq mots l'auteure montre toute sa virtuosité et fait basculer le récit.
De Miette, on découvre peu à peu la vivacité, l'intelligence, la gaieté (parfois excessive, ce qui fait symptôme), la maturité, le goût pour la domination (« …j'avais le sentiment de faire allégeance… ») dont on comprend plus loin le caractère symptomatique, et la latence douloureuse et permanente du drame. Comme dans une tragédie, la tension s'installe dès les premières lignes :
« …selon les modalités singulières de cette amitié, c'était à elle, Miette, de m'apprendre sa mort. »
Et plus le récit avance, plus l'on devine que cette histoire n'est pas banale, plus le mystère s'épaissit. On pense ici à
Jean Paulhan : « Les gens gagnent à être connus : ils y gagnent en mystère. »
De la narratrice, on lit en filigrane la naissance précoce d'une vocation : celle d'écrire, engendré par un rapport insatisfaisant, voire frustrant, à l'oralité. On pense ici à George Perec (W, ou le souvenir d'enfance) : « L'indicible n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce qui l'a bien avant déclenché. » Dans
L'annonce certaines phrases y font explicitement allusion :
« Dès que j'ouvrais la bouche, c'était comme si la réalité se délitait. »
Ou encore :
« Je vivais, moi, les choses du quotidien dans une sorte de douleur brumeuse que j'étais incapable de mettre en mots. »
On trouve, mine de rien, dans la genèse de cette amitié, des allusions explicites aux préoccupations cardinales de tout narrateur, notamment la recherche de « l'effet de réel », comme ici : « …son aptitude non seulement à échapper au monde ordinaire, mais à s'en construire un autre, parfaitement convainquant, me paraissait hautement enviable. » Ce qui nous ramène, encore une fois, à la phrase de Perec ci-dessus…
Plus loin, la magie de la narration niche peut-être dans la réappropriation du présent par le récit : « Avec Miette, j'aurais appris que le présent n'était en aucune manière un bien commun, mais une création particulière. Que le recycler était une manière efficace de se l'approprier. »
On pourrait citer bien d'autres passages encore, notamment l'épisode, à sept ans, de la fétichisation de l'écriture : « J'étais troublée par l'idée de salir le cahier… ». Un peu plus loin, on retrouve l'importance de tisser par les mots des fils chargés de sens, la recherche de la « soif de continuité ».
Et puis, il y a l'amitié, l'interaction si belle et si subtile qui se noue entre ces deux êtres :
« Respecter son secret, c'était d'une manière le partager. »
Ou encore :
« Qu'elle nous imagine ensemble me bouleversait toujours. »
Une amitié également teintée de culpabilité : « …je n'aurai jamais cessé de me demander ce qui relevait de sa décision ou de ma faute. » La narratrice n'est pas en situation de décision. L'amie ne peut pas être en situation de faute…
Un des thèmes centraux de cet émouvant récit est la superposition des temps : le temps de l'amitié (1956- ?), le temps de la mort de Miette (avant 1998), le temps de
l'annonce (1998) et le temps de la narration (probablement 2020-2021, si l'on se fie à la date de publication). Entre ces quatre jalons, on devine une lente et douloureuse maturation : la distillation du sens. Un processus précieux et fragile, que le temps réel, chronologique, le temps de l'action et du présent, trop rapide, ne permet pas.
Enfin, le récit, d'abord limité aux premières années d'une amitié d'enfance, prend une dimension socio-historique et une amplitude universelle, notamment par l'évocation d'une assimilation, concevable alors, d'un crime à « une forme d'esthétique de la vie ».
L'annonce témoigne, avec pudeur et justesse, des vies brisées qu'une époque pas si lointaine enfantait en silence.