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EAN : 9782370734068
300 pages
Allary Editions (18/08/2022)
4.11/5   70 notes
Résumé :
" Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. "
Ce sont les mots de Marie-Ange, dans son bureau d'aide aux réfugiés, lorsqu'elle tend à Layla sa convocation pour être naturalisée.
Mais que signifie " être la jeune femme la plus heureuse du monde ", quand on a laissé là-bas tous les siens, qu'on vit au Dorothy, hôtel insalubre tenu par un marchand de sommeil, et que son job consiste à rendre impeccables les toilettes du café de madame M... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (27) Voir plus Ajouter une critique
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« Je crois qu'il est impossible d'aimer tout à fait un pays qui a oublié que le mérite implique de la réciprocité. C'est que c'est important, dans cette vie, la réciprocité. »

Layla y est presque. À quelques derniers jalons de ce parcours du combattant qu'est l'obtention de la nationalité française. de quoi être heureuse, « forcément », pour cette exilée qui survit comme tant d'autres dans un hôtel parisien collectif et insalubre, qui n'a pour mérite que d'offrir un toit et un peu de soutien entre les femmes qui l'occupent.

Mais peut-on vraiment être heureuse quand les contreparties sont si élevées ? Quand obtenir une nationalité devient un choix binaire qui sous-tend de renoncer à celle d'avant ? À ses racines ? À sa langue ? À sa culture ? Et quand cette nouvelle nationalité n'a que l'apparence de l'égalité avec ses nouveaux compatriotes ?

« Marguerite Duras écrivait qu'un amour à sens unique, ce n'était pas de l'amour et je me disais que cela valait aussi pour un pays.
Peut-on aimer un pays seul dans son coin ?
Peut-on aimer un pays s'il ne nous aime pas en retour ? »

Face au radicalisme ambiant et à nouveau grandissant, Tu mérites un pays de Leïla Bouherrafa vient opportunément faire entendre une autre voix. Celle qui refuse ce choix absolu ; celle qui ne voit pas la nationalité comme une fin en soi qui serait déterminée par des critères désuets ; celle qui renvoie la France à davantage d'humilité et d'humanité.

« Ça m'a sauté aux yeux que la France était un paon.
Un pays trop fier qui avait un avis sur tout.
Sur tout sauf, bien entendu, sa propre médiocrité.
La France était un paon. »

Leïla Bouherrafa décrit la vie de ces « Français en attente », dont certains auront « la chance » de le devenir, et d'autres pas. Il suffira parfois d'un test, d'une barbe, d'un prénom ou d'un trop peu d'exaltation devant cette immense opportunité qui s'offre. Et au fil des pages, son prisme différent bouleverse quelques certitudes, les miennes comprises.

Si la charge contre le paon est parfois lourde, elle sait aussi se faire sarcastique, à l'image de notre « …Légion d'Honneur, qui est une décoration honorifique française remise à Michel Sardou et Bachar el-Assad ».

Dans une langue simple mais jamais simpliste, Leïla Bouherrafa construit son livre comme un petit traité de l'intégration subie plus que choisie, s'appuyant régulièrement sur les métaphores animales pour illustrer cette bataille de sentiments qui ronge celles et ceux qui ont à faire ce choix impossible. Une lecture intelligente et précieuse.
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Comment ne plus être étrangère

Après nous avoir régalés avec La Dédicace, Leïla Bouherrafa confirme son talent de romancière en nous racontant le parcours d'obstacles de Layla en vue de sa naturalisation. L'occasion d'une réflexion teintée d'humour sur ce qui fait la France et les Français.

Il aura suffi d'une rencontre un peu inhabituelle chez l'assistante sociale du XXe arrondissement et la remise d'un courrier qui l'invitait à un entretien en vue de sa naturalisation pour que la vie de Layla bascule.
En retrouvant toutes ses compagnes d'infortune dans le Dorothy, l'hôtel de Ménilmontant où elle loge, elle se sent déjà différente, même si toutes partagent la douleur de l'exil et le manque. le manque de sa mère restée au pays contre sa volonté, de sa cousine Malika, de son cousin Jamil, de son oncle Farouk et du ciel. C'est ce qu'elle aimerait expliquer au docteur Bailleul, mais qu'elle préfère taire comme le rêve récurrent qu'elle fait et dans lequel elle se voit transformée en anguille. Car elle ne veut pas être prise pour une folle ou réduire ses chances d'obtenir la nationalité française.
Alors, malgré les contingences d'un quotidien difficile – elle est payée des clopinettes pour nettoyer les toilettes du restaurant de Mme Meng – elle va essayer de soulager le quotidien de ses frères de misère. Elle décide d'accompagner son ami Momo à l'hôpital psychiatrique, lui dont la bouffée délirante a fait quelques dégâts. On lui trouvera toutefois des circonstances atténuantes, lui qui est harcelé par la mairie de Paris parce que son administration souhaiterait qu'il rase sa barbe, jugée inappropriée pour un responsable de manège. Elle va tenter de retrouver un logement à une vieille dame dont l'immeuble s'est effondré à Bagnolet. Elle va même essayer de s'intéresser à l'inspecteur des services d'hygiène qui doit décider si le Dorothy est insalubre ou simplement indécent. le tout sans oublier sa mission la plus urgente qui est de réfléchir à «ce qui fonde la France et fait un Français».
Comme elle l'avait déjà si bien fait dans son premier roman, La dédicace, Leïla Bouherrafa capte toute l'absurdité du monde avec une plume allègre, mêlant une douce ironie, un humour délicat avec une réalité implacable. Alors la solidarité et l'humanité arrivent à se frayer un chemin dans des situations qui semblent désespérées. Alors même la machinerie administrative, dans toute sa complexité et son côté kafkaïen, va laisser entrevoir un soupçon d'espoir. Je ne sais pas si Leïla Bouherrafa mérite un pays, en revanche je suis sûr qu'elle mérite toute notre attention !



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Layla est en France depuis 5 ans quand elle reçoit la convocation à son entretien pour être naturalisée. Cinq ans qu'elle a fui son pays, ce « là-bas » qu'elle ne peut plus nommer, abandonnant sa mère, son oncle et le souvenir de sa cousine Malika. Cinq ans durant lesquels le chemin a été long, à la fois difficile et entêtant. A travers son regard, ses rencontres, ses espoirs et ses doutes, c'est toute une vie que l'on découvre, que l'on partage et qu'on chérit tendrement…

Je découvre Leila Bouherrafa avec son second roman. Si les premières pages m'ont surprise, j'ai vite accepté de la suivre dans son univers…

C'est avec une écriture naïve et innocente qu'elle nous charme, qu'elle nous attrape et qu'elle nous immobilise. Les mots qu'elle convoque, les mélodies qu'elle appelle sont autant de réflexions et de questionnements profonds et éclairés.

Layla, cette jeune fille courageuse, nous parle de la France. Celle qu'elle voit, celle qu'elle ressent et celle qu'elle espère. Elle nous montre ses procédures sans poésie, ses attentes sans fin, ses rêves sans lendemain.
Elle questionne sur un pays qui lui demande d'oublier qui elle est, ce en quoi elle croit, les valeurs qui la rendent meilleure, pour qu'elle soit digne de porter cette nouvelle nationalité.

Layla est touchante, dans sa justesse, sa fragilité, sa générosité. Elle est surprenante par son courage, sa volonté et son coeur si grand.

Qui mérite qui ? La réciprocité est la lumière de ce roman. Celle qui brille faiblement mais dont la chaleur ferait grandir notre monde…

Merci à Babelio et aux Éditions Allary pour leur confiance…
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Depuis 5 ans Layla vit à Paris. Elle a quitté « là-bas » où les bombes tuent les gens et la peur troue les coeurs. Elle y a laissé sa mère, son oncle et quelques autres, et beaucoup d'elle. La nuit les lui rappelle dans l'ombre des fenêtres délabrées de l'hôtel insalubre où Layla vit avec Sadia, la nuit ravive les plaies jusque sous la peau que l'on sent se craqueler, dans les poumons où l'air manque. Layla sera française : elle connait la leçon, répète ce que l'on attend d'elle, plie pour entrer dans le moule. Ce pays sera sien, mais il faudra le mériter.
Et si c'était elle qui méritait un pays ?
Aux premières pages, la naïveté de Layla a failli me faire clore le livre. Son regard traduit par ses mots me semblait sans relief, presque trop évident, déjà évoqué. Mais j'ai persisté, une page, dix pages, vingt pages, bientôt saisie par toute la richesse de ce texte. Non, il n'est ni naïf, ni sans relief ! Il est, bien au contraire, extrêmement intelligent et profond. Il est une vue lucide sur un pays dont nous contournons les travers. Il est une interrogation sur l'intégration, sur les attentes et les hypocrisies, sur l'exploitation des plus faibles, sur la violence, sur la survie, sur la douleur du déracinement. Il est ce qui ne se dit pas. Il est à lire.
Une lecture incontournable de cette rentrée littéraire.

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Lorsque Layla reçoit sa convocation pour être naturalisée des mains de Marie-Ange dans ce bureau d'aide aux réfugiés qu'elle fréquente avec régularité, elle pourrait en effet être la jeune femme la plus heureuse du monde. Mais comment l'être quand on se retrouve seule à Paris après avoir laissé les siens dans un pays ravagé, quand on vit dans un hôtel insalubre au milieu de femmes sans perspectives, quand la mairie impose à Momo de fermer son manège parce que sa barbe fournie dérange, quand une vieille femme se retrouve à la rue, sans aide et sans ressources, après l'incendie de son immeuble ou quand Sadia accepte de s'humilier en échange de quelques euros ? Ce n'est pas exactement cela qui pourra donner le sourire à Layla et la rendre la plus heureuse des jeunes femmes.

Dans ce récit vibrant d'humanité et de révolte, Leïla Bouherrafa raconte le quotidien de cette jeune réfugiée, fait de débrouillardise et de beaucoup de courage pour lutter contre les grandes difficultés auxquelles elle est confrontée. Avec une fausse naïveté et un bon nombre de piques à peine dissimulées sous d'apparentes notes d'humour (noir), l'auteure dénonce à travers la voix de Layla les dysfonctionnements et la dure réalité de ceux qui se retrouvent parqués dans des bâtiments et des hôtels vétustes et qui sont obligés d'user d'expédients plus ou moins légaux pour s'en sortir, à peine.

Réfugiés ou non, jeunes ou vieux, avec un emploi ou sans, tous les personnages mis en scène ici sont en lutte pour grapiller un peu de vie, un peu de dignité, un peu d'humanité et sont pris dans les rouages d'une société qui n'a pas de temps à consacrer au plus faibles.

On aurait aimé peut-être un peu plus de nuances dans ce roman clairement à charge et qui dépeint tout en négatif. Les moments d'éclaircies sont rares malgré le caractère volontaire de Layla et son indéniable envie d'avancer malgré tout ce qu'elle a déjà vécu et dû abandonner.
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critiques presse (2)
Actualitte
26 juin 2023
Dans ce roman profondément touchant, cri de colère enrobé de poésie, sincère et faussement naïf, Leïla Bouherrafa fait naître des images fortes à partir d’instants simples, de fleurs fanées, d’un manège qui tourne, de rires partagés dans l’hôtel d’un marchand de sommeil. Et on se prend à imaginer une société plus humaniste.
Lire la critique sur le site : Actualitte
LeSoir
02 janvier 2023
Layla attend d'être naturalisée française. Un véritable parcours du combattant. Dans Tu mérites un pays», Leïla Bouherrafa raconte son histoire. Toute en humanité. Et en colère.
Lire la critique sur le site : LeSoir
Citations et extraits (71) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Sur une anguille
Je rêvais souvent que j’étais une anguille.
C’était toujours le même rêve. Je regardais la mer, et cette mer était trouble et agitée quand, soudain, j’apercevais dans l’eau une anguille qui nageait à contre-courant en se faufilant, c’est-à-dire qu’elle ne nageait pas tout droit mais en zigzaguant, comme un serpent.
Je ne sais pas pourquoi je rêvais que j’étais une anguille. C’est un animal qui n’est même pas sacré, qui se laisse attraper facilement et dont on se fout, comme on se fout des femmes, c’est-à-dire éperdument. Pourtant, dans mon rêve, je sentais que je n’étais pas ce genre d’anguille qui se laissait attraper facilement et dont on se foutait éperdument. J’étais simplement une anguille qui se faufilait et traversait la mer à contre-courant, persuadée qu’elle ne se ferait jamais attraper.
Je ne sais pas pourquoi je faisais ce rêve ni pourquoi je le faisais si souvent.
Ma mère, restée au pays contre sa volonté, disait que les rêves ont toujours un sens et que, si on cherchait à les comprendre, ils pouvaient nous révéler ce que l’on avait à l’intérieur de soi. Moi, je pensais que, pour savoir ce que l’on avait à l’intérieur de soi, le plus simple aurait été de s’ouvrir en deux avec un couteau bien tranchant, de part en part, d’un bout à l’autre. Sûrement que si l’on m’avait ouverte en deux, à cet instant, on aurait trouvé de la chair, du sang, de l’angoisse – car c’est de ça que sont faites la plupart des femmes –, mais aussi ma mère restée au pays contre sa volonté, ma cousine Malika, mon cousin Jamil, mon oncle Farouk et, parmi eux, cette anguille qui passait mes nuits à nager à contre-courant, à l’intérieur de moi, en se faufilant.
Je réfléchissais souvent à ce rêve. Je me demandais pourquoi, pourquoi une anguille, mais je ne parvenais jamais à trouver une réponse qui me satisfaisait entièrement. La vérité de ce rêve semblait toujours m’échapper, me filer entre les doigts telle une anguille sûre qu’elle ne se fera jamais attraper. Parfois, quand j’étais lasse de réfléchir, je me disais simplement : « Peut-être parce que les anguilles n’ont besoin que de la mer, et pas d’un pays », mais je me le disais comme les hommes font leurs promesses, c’est-à-dire sans grande conviction.

Sur la jeune femme la plus heureuse du monde
Je n’étais pas une anguille.
J’étais une étrangère, dans un pays étranger, et c’est ce qui me valait d’avoir rendez-vous une fois par semaine dans le bureau surchauffé de Marie-Ange.
Chaque fois que je m’y rendais, je me disais qu’il aurait mieux valu être une anguille. C’est que le bureau de Marie-Ange était toujours rempli de gens dont les problèmes consistaient pour la plupart à être alcoolique, syrien ou mère célibataire, et c’était le genre d’endroit qui vous rappelait sans cesse votre condition.
Ce matin-là, j’ai tout de suite su que Marie-Ange me cachait quelque chose car lorsque je suis entrée dans son bureau elle souriait avec les dents, ce qui lui arrivait rarement à cause de son métier qui l’obligeait à assister socialement toute la misère du 20e arrondissement.
Quand je suis entrée, Marie-Ange m’a fait asseoir gentiment sur une chaise puis elle a joint les mains comme si elle s’apprêtait à faire une prière et la voir comme ça, ça m’a presque donné envie d’être catholique.
Ses doigts étaient beaux, longs et fins, et ses ongles étaient parés d’un blanc nacré qui les faisait ressembler à de petits nuages.
Marie-Ange a ouvert un des tiroirs de son bureau et elle m’a dit : « J’ai un courrier pour toi. » Elle a alors sorti une enveloppe qu’elle a agitée sous mon nez en souriant et ça m’a confortée dans l’idée qu’il se passait un truc inhabituel : tous les courriers que je recevais impliquaient soit de se rendre à la préfecture, soit de rendre de l’argent, mais en aucun cas de sourire avec les dents.
J’ai jeté un regard à l’enveloppe que Marie-Ange tenait entre ses mains dans l’espoir qu’elle me donne un indice sur son contenu, mais c’était l’une de ces enveloppes à fenêtre, blanche, rectangulaire, comme il en existe des millions dans le monde, et encore plus dans l’Administration française.
Une enveloppe tout ce qu’il y a de plus banal, qu’on n’aurait jamais cru capable de transporter quoi que ce soit d’important, et surtout pas une destinée.
Après un moment, Marie-Ange s’est décidée à me la tendre et, en me la donnant, elle m’a dit : « Ouvre ! », comme si, une fois entre mes mains, j’avais pu penser à en faire tout autre chose. La brûler ou la déchirer en mille morceaux.
Entre mes mains, l’enveloppe était légère comme une plume.
De près, je me suis rendu compte qu’elle était un peu abîmée sur les bords mais que l’ouverture était nette, propre, d’une précision presque chirurgicale.
J’ai pensé que Marie-Ange avait dû utiliser un coupe-papier.
Je l’ai ouverte délicatement comme s’il s’agissait d’un objet très précieux.
De l’intérieur, j’ai sorti une feuille blanche pliée en trois, à la manière de l’Administration française, et je me suis mise à lire. À mesure que mes yeux parcouraient les mots sur la page, j’ai senti une vague de chaleur se propager dans tout mon corps, de mes orteils jusqu’à mes paupières, et ça m’a rappelé ce que je ressentais lorsque je passais mes journées d’été à plonger dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
À la fin de ma lecture, mon cœur s’est mis soudain à battre un peu plus vite, un peu plus fort, à la façon dont battent les cœurs lorsqu’ils croient frôler l’espoir, ou bien la mort.
Quelque chose en moi s’est pétrifié mais je ne me suis pas vraiment inquiétée car je pensais que c’est ce que l’on ressentait lorsqu’on avait rêvé d’une chose pendant longtemps et que cette chose finissait par arriver.
Être pétrifiée.
J’ai relevé la tête vers Marie-Ange afin de trouver dans ses yeux une lueur qui me confirmerait que j’avais bien compris. Chaque fois que je la regardais, je me disais qu’elle ressemblait à une fourmi. C’était à cause de ses lunettes qui lui faisaient des yeux toujours plus gros que le ventre, et le reste. Je l’ai regardée et elle souriait encore – même si elle avait enfin rangé ses dents. Comme je restais silencieuse, un peu tremblante, un peu choquée, elle a rompu le silence – ça se voyait que cette femme adorait rompre les silences – et c’est là qu’elle m’a sorti une chose qui m’a pétrifiée un peu plus encore.
Elle m’a dit : « Tu dois être la jeune femme la plus heureuse du monde. »
Je suis restée immobile, silencieuse, incapable de prononcer quoi que ce soit.
Je voulais lui répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, comme s’ils étaient des insectes minuscules et que ma gorge était une toile d’araignée.
À cet instant, je ne pensais plus du tout à mon rêve d’anguille, ni à la nouvelle que je venais d’apprendre ni à ce que je ressentais en plongeant dans la mer, là-bas, avec ma cousine Malika.
Je pensais à la jeune femme la plus heureuse du monde.
À vrai dire, il m’arrivait souvent de penser à elle. Je pouvais être en train de faire n’importe quoi, n’importe quelle activité du quotidien, puis m’arrêter subitement et penser à cette fille. Dans ces moments-là, je cessais tout ce que j’étais en train de faire et je me disais : « C’est sûr qu’à cet instant il existe quelque part dans ce monde une jeune femme plus heureuse que toutes les autres et qui ignore totalement qu’elle est la jeune femme la plus heureuse du monde. » J’essayais toujours d’imaginer à quoi cette fille pouvait bien ressembler. Je ne sais pas pourquoi, mais dans mon esprit elle avait toujours une allure folle avec de longs cheveux châtains qui lui tombaient en cascade sur les épaules, de beaux vêtements et un regard à vous faire tomber par terre.
J’imaginais cette fille en train de vivre sa vie de jeune fille, à contempler le ciel et à faire de grands projets inutiles, le tout sans se douter un seul instant qu’elle était la jeune femme la plus heureuse du monde. C’est pourquoi, lorsque Marie-Ange m’a dit que je devais être la jeune femme la plus heureuse du monde, je suis restée tout à fait immobile, silencieuse, incapable de dire quoi que ce soit, pour la simple raison que la particularité de la jeune femme la plus heureuse du monde est de ne jamais savoir qu’elle l’est.
Je trouvais cette idée à la fois belle, cruelle et révoltante.
Et cette idée me tuait.
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Je ne sais pas pourquoi je rêvais que j’étais une anguille. C’est un animal qui n’est même pas sacré, qui se laisse attraper facilement et dont on se fout, comme on se fout des femmes, c’est-à-dire éperdument. Pourtant, dans mon rêve, je sentais que je n’étais pas ce genre d’anguille qui se laissait attraper facilement et dont on se foutait éperdument. J’étais simplement une anguille qui se faufilait et traversait la mer à contre-courant, persuadée qu’elle ne se ferait jamais attraper.
Je ne sais pas pourquoi je faisais ce rêve ni pourquoi je le faisais si souvent.
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A la fin de notre rendez-vous, elle s’est levée pour me serrer la main et me raccompagner à la porte comme elle le faisait toujours, et c’est là que j’ai fait n’importe quoi.
Et c’est là que cette histoire a commencé.
Et c’est là que j’ai commencé à me disloquer.
Au moment de nous quitter, Marie-Ange m’a lancé : « A la semaine prochaine, jeune fille ! » et je ne sais pas pourquoi, sûrement à cause de l’anguille que j’avais dans la tête, ou bien de ce qui était écrit en grosses lettres noires sans poésie ni sentiment, je lui ai répondu l’une des pires choses à dire si l’on tenait à devenir français.
Je lui ai répondu : »Inch’Allah. »
« Inch’Allah », c’est une expression arabe qui signifie « Si Dieu le veut. »
Ça peut vouloir dire l’espoir.
Ça peut vouloir dire la fatalité.
Ça peut vouloir dire l’un ou l’autre, ou les deux à la fois, mais en tout cas vous pouvez être certains que c’est l’une des pires choses à dire si vous tenez à devenir français. Dès que j’ai réalisé mon erreur, je me suis reprise aussitôt et, mine de rien, comme si je n’avais pas dit ce qu’il ne fallait surtout pas dire une seconde plus tôt, j’ai lancé à Marie-Ange : « A bientôt ! », qui est une formule bien plus acceptable si l’on tient à devenir français. Mais c’était trop tard. Malgré son sourire, j’ai bien vu dans ses yeux de fourmi qu’elle pensait qu’il lui restait encore du boulot.
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Quand un ciel se met à vous contrarier, ça ne peut vouloir dire qu’une chose, c’est qu’un autre ciel commence à vous manquer. Et c’est terrible quand un ciel se met à vous manquer car c’est un manque qui touche aux tripes, au cœur, au ventre, au sang.
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La vérité, c’est que je ne savais pas crier.
Là d’où je viens, la douleur, elle s’avale et se retient.
Là d’où je viens, on apprend aux femmes, dès leur plus jeune âge, à ne pas crier.
À souffrir en silence, puis à transmettre ce silence, de mère en fille, de génération en génération, comme s’il s’agissait d’un bijou d’une grande valeur, un bijou précieux, qui serait, par exemple, comme une belle bague aux perles bleues.
C’est pour ça que je ne savais pas crier.
Là-bas, comme ailleurs, on préfère toujours la douleur des femmes aux cris.
Il m’arrive souvent de penser que si, un jour, j’avais la chance majestueuse d’avoir une fille, la première chose que je ferais, ce serait de lui apprendre à crier.
Je lui apprendrai, je le jure sur ma vie.
Je lui dirai : « Ma fille, tu dois crier comme tu respires, par le ventre. »
Je lui apprendrai à cracher aussi.
À cracher toute les couleuvres – ou bien les anguilles – qu’on lui forcera à avaler, à retenir et à cacher.
Je lui dirai : « Tu dois crier comme tu respires, par le ventre. »
Je lui dirai : « Crache ma fille. »
Et je le lui dirai trois fois. « Crache, crache, crache. »
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17 nov. 2022 Rencontre en ligne Un endroit où aller du 9/11/2022 avec Leïla Bouherrafa pour son roman "Tu mérites un pays", paru aux Éditions Allary.
Elle est interviewée par Emmanuelle George de la Librairie Gwalarn à Lannion.
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