Juste un mot : Admirable ! Je sais pourtant combien on fait dire tout et n’importe quoi à ce mot, mais s’il est bien un contexte où il se justifie, c’est dans la qualification de cette lumineuse pièce de Bertolt Brecht.
Pas facile pourtant : Brecht se propose, sous l’angle théâtral, de documenter, d’expliquer et d’expliciter toute la fine mécanique d’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, tant en Allemagne qu’en Autriche.
Brecht joue gros et il le sait. Voilà pourquoi l’écriture de cette pièce est admirable ; admirable de justesse, admirable de simplicité, admirable d’édification, admirable d’efficacité, en un mot : admirable.
La force de l’auteur : ne jamais tomber dans la caricature ou l’exposé trop visiblement destiné à discréditer. Il prend Hitler au sérieux et ne cherche pas à le rendre ridicule, lamentable peut-être, mais pas ridicule.
Par contre, sa réussite est admirable (encore une fois, cela commence à faire beaucoup, mais vous n'avez pas fini de le lire) dans la composition d’un portrait effrayant. Brecht simplifie, certes, mais ne caricature pas. Il embrasse dans le petit volume d’une pièce de théâtre des rapports aussi vastes et complexes que ceux qu’entretiennent les organisations économiques, politiques et fascistes (ici, plus précisément mafieuse, mais la différence est mince, somme toute).
Ajoutez à cela un trait de génie, à savoir, faire le parallèle entre le savant processus de prise de pouvoir à l’échelle d’un état et celle de l'instauration de la férule d’une mafia de gangsters sur une ville telle que Chicago.
On comprend alors pourquoi les noms choisis par Bertolt Brecht ont des relents de Sicile. Adolf Hitler est le plus transformé et devient Arturo Ui, Hermann Göring devient Ermanuel Gori, Joseph Goebbels devient Giuseppe Gobbola, Ernst Röhm devient Ernesto Roma, le chancelier allemand Paul von Hindenburg devient Hindsborough, le chancelier autrichien Engelbert Dollfuss devient Ignace Dollfoot, le bouc émissaire qui porta le chapeau pour l’incendie du Reichtag Marinus van der Lubbe devient Fish, etc. Tous sont très reconnaissables. Cet exemple de translation est l'archétype de ce que Brecht appelait la distanciation.
Quand on sait que cette pièce fût écrite en 1941, au plus fort de la domination nazie, on se doit de témoigner un certain respect et même un respect certain à MONSIEUR Bertolt Brecht. Il a, ni plus ni moins, inventé un nouveau genre théâtral : la tragédie historique contemporaine.
C’est une tragédie, au sens propre, par le fond, mais aussi par la forme excessivement bien travaillée en ce sens. Tragédie historique, comme on dirait roman historique, car c’est vraiment très bien documenté malgré la pirouette du transfert dans les rues du Chicago de la prohibition.
J’ai trouvé cette pièce particulièrement intéressante car elle détaille les rouages de l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler et de l’Anschluss (annexion de l’Autriche). Car on a trop tendance à croire que cela s’est fait « comme ça ». Non, ce fut un lent processus, fortement catalysée par la crise économique mondiale du début des années 1930. De même pour l’Anschluss qui fut longuement et savamment orchestré.
Bertolt Brecht introduit ces points de repère historique par l'entremise du bonimenteur, sorte de narrateur théâtral, encore un des traits typiques du théâtre tel que l'entend l'auteur, à savoir le théâtre épique, c'est-à-dire le théâtre raconté comme une épopée.
J’ai trouvé cette pièce particulièrement intéressante également parce que pour la première fois j’ai pris conscience de la communauté de moyen entre l’instauration d’un régime de terreur d’état et d’une organisation mafieuse. Je n’avais jamais fait ce lien aussi distinctement auparavant.
Bien sûr, il me faut signaler tout de même que Brecht ne serait pas Brecht sans ses petits traits d’humour caustique et ravageur qui émaillent parfois certaines répliques ou certaines appellations. Par exemple, l’organisation mafieuse marche avec le « trust du chou-fleur », ou le brutal et sanguinaire Gori s’affuble toujours du chapeau de sa dernière victime ou au moment de procéder à un vote à main levée dit : « Les mains en l’air. »
Le message de l’auteur, outre l’extrême dangerosité de cette organisation fasciste, est que l'on peut et que l’on doit toujours et COLLECTIVEMENT résister. (Le mot le plus important est bien collectivement, pas les verbes pouvoir, devoir ou résister.) Certes, dans la pièce, certains individus se sont opposés et ont de suite été liquidés. C’est donc, selon Bertolt Brecht, que seule une réponse COLLECTIVE est efficace.
Bref, vous l’aurez compris, dans cette pièce, au sujet lourd comme des caravelles de plomb, il n’y a rien a jeter, c’est un morceau (répétez après moi ou je tire !, comme dirait Arturo Ui ou l'un de ses lieutenants) AD-MI-RA-BLE. Mais bien entendu, toutes ces menues considérations ne sont que l'ascension d'un avis, un et un seul, c’est-à-dire, quelque chose d'infiniment résistible.
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J'avais lu depuis longtemps La résistible ascension d'Arturo Ui mais je ne l'avais jamais vu au théâtre…jusqu'à hier soir, dans la mise en scène impeccable de Dominique Pitoiset, avec Philippe Torreton dans le rôle- ô combien ambigu- d'Arturo…
Le choc est tel que j'ai aussitôt rajouté une dernière étoile à ce texte qui fait mouche avec une rare élégance dans l'air de présenter sans caricature un putsch fasciste – la prise de pouvoir de Hitler, pour ne pas le nommer - d'en expliquer les rouages sans lourdeurs pédagogiques et de pousser à la réflexion, voire à la résistance – l'ascension n'est-elle pas résistible ?- sans endoctrinement.
Un texte étincelant, ciselé avec l'exactitude historique nécessaire.
On reconnaît, derrière la fable, la Nuit des Longs Couteaux, l'Anschluss- et en même temps, une distance s'introduit avec l'Histoire qui nous laisse du champ pour juger – la fameuse « distanciation brechtienne »- , en particulier grâce au déplacement spatio-temporel.
L'action est située dans le Chicago des années 30, en pleine crise, où les commanditaires de l'approvisionnement – le « trust des choux-fleurs »- et les gangsters s'unissent pour mieux tirer profit de la misère et des désordres qu'elle engendre.
Les personnages historiques portent des noms d'emprunt – transparents- à l'exception d'Arturo Ui –Adolf Hitler, dont la sinistre notoriété se passe de tout pseudonyme de pacotille.
La distance est aussi obtenue par le portrait éminemment retenu, voire nuancé d'Arturo, qu'on ne nous présente pas en psychopathe, même si son moteur est la notoriété, la revanche sociale et le pouvoir.
Arturo, c'est une crapule de bon ton. Il sait se contenir et se taire- quand il trahit son meilleur ami, Roma –alias Ernst Röhm, chef des S.A.- et le livre à la vindicte des ses rivaux, Gori et Gobbola. Il sait montrer patte blanche avec le vieux Président Hindsborough - ou Ignace Dolfoot, chancelier d'Autriche,...avant de sortir ses griffes! Il se montre même pathétique quand il supplie qu'on le prenne au sérieux et qu'on accepte ses « services ».
Mais il est plein d'une froide détermination, d'un aplomb incroyable et d'un cynisme qui fait froid dans le dos.
Les étapes du coup d'état sont dégagées avec une impitoyable lucidité : d'abord désoeuvrement et voyouterie aux confins de la légalité, puis, à coup de menaces, de pressions, de services rendus, de crimes, de trahisons, une discrète infiltration dans le monde des notables, et enfin, en toute légalité, l'appropriation, la spoliation, la mise en coupe réglée du monde de l'argent, le contrôle de la force, la jouissance du pouvoir .
C'est à l'évidence un brillant cours d'histoire politique, mais c'est bien plus que cela : dans la mise en scène de Pitoiset, j'ai soudain trouvé à ce texte une valeur intemporelle.
La distanciation n'est plus obtenue par la légère distorsion des noms célèbres ou par les allusions au Chicago des années 30 : en effet Pitoiset appelle un chat, un chat : Gori c'est Göring, Gobbola, Goebbel, Roma, Röhm Hindsborough , Hindenburg, et Dolfoot, Dolfüss. Seul, bien sûr, le héros éponyme de la pièce garde son nom d'Arturo Ui.
Serions-nous devenus trop bêtes ou trop ignares pour saisir les allusions historiques, qu'il faille ainsi surligner les intentions du texte ? Point du tout!
Le dispositif scénique de Pitoiset actualise le contexte, provoquant un double mouvement d'éloignement –adieu Chicago !- et de rapprochement,- Bonjour, la France ! - qui met le texte dans une sorte d'intemporalité, d'éternelle jeunesse – et d'éternelle menace.
En effet nous sommes dans une salle de conseil d'administration avec une rangée de casiers où trônent coupes, bustes de Marianne, fleurs et couronnes mortuaires - casiers qui s'ouvrent parfois, par inadvertance, sur quelques cadavres, comme à la morgue.
Aux murs, des écrans – des caméras de surveillance voyeuses qui ouvrent cet espace policé des grands brasseurs d'affaire sur l'agitation du monde extérieur.
D'abord Résistance et Révolte : le « va pensiero » de Verdi chanté à l'opéra de Milan par tous les spectateurs en larmes en présence du grotesque Berlusconi, les « casseurs » aux prises avec les force de l'ordre dans les émeutes de banlieue .
Puis l'Ordre retrouvé - le meeting-aux-mille-drapeaux-bleu-blanc-rouge du Palais de Chaillot en 2012.
Une incursion du monde extérieur , mais glacée, contrôlée, désincarnée : celle des écrans vidéo.
Costards, cravates, dossiers, salle d'attente stylée : pas un souffle sinon ne semble devoir altérer la bonne marche des affaires du libéralisme triomphant.
Il y a bien quelques coups de feu en coulisse, quelques meurtres en avant-scène, mais vite escamotés par l'ordre aseptisé de l'Entreprise, soutenue et bientôt noyautée par des voyous en col blanc.
La distanciation brechtienne et celle choisie ici par le metteur en scène, servies par un texte et des acteurs magnifiques, – Torreton, génial en Arturo Ui !- délivrent un message limpide : attention, une prise de pouvoir célèbre peut en cacher une autre, et la respectabilité est sans doute le masque le plus redoutable et le plus trompeur dont puisse s'affubler le fascisme.
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Une idée casse-gueule, sur laquelle je n'aurais pas misé un kopeck: parler de la résistible ascension d'Hitler par le biais d'une histoire de gangsters - il y a même des panneaux soulignant les parallélismes avec la montée du nazisme, ça devrait être lourdingue et too much non?
Et pourtant le mélange de la dimension tragédie politique, du « grand style » et du côté cabaret, farce du trust du chou-fleur, univers de gangsters hollywoodien, fonctionne en fait très bien. C'est drôle, c'est terrifiant, intelligent et très efficace d'un point de vue dramaturgique.
La référence historique n'a rien d'enfermant ici, au contraire, et La Résistible ascension d'Arturo Ui garde toute sa force et résonne aussi fort chez le lecteur ou spectateur d'aujourd'hui. Bien sûr, l'épilogue indique clairement que la dimension anti-fasciste de la pièce continue à nous concerner, ce qui a assuré à la phrase finale sa triste notoriété:
« Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester
Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde !
Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt :
Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde ! »
Mais les réflexions auxquelles nous pousse la pièce débordent largement le cadre du nazisme ou du fascisme: crise de la démocratie et pourrissement du capitalisme, élus manipulés par des hommes d'affaires, instrumentalisation nauséabonde du thème de l'insécurité, de la peur, importance de la com, de la manipulation par la politique-spectacle, passivité qui laisse mourir la vie démocratique...
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Quelle gifle que cette ascension reconstituée d'un moins que rien, mû par la foi en son importance et un féroce désir de revanche, de cet Arturo Ui, né dans les faubourgs de New-York, venu jusqu'à Chicago avec 7 comparses, autour d'un projet simple. Il ne s'agit de rien moins que menacer, effrayer, ruiner, pour venir après le chaos savamment orchestré proposer sa protection, moyennant finance et influence. Des méthodes mafieuses en somme.
Il est vrai que les hommes de main de Ui ne reculent devant rien et jouent du browning ou du seau de pétrole comme personne. Incendier des entrepôts, c'est bien pratique pour faire régner la terreur, le point de départ de leur action étant le cartel du chou-fleur. Assassiner les opposants les uns après les autres pour faire taire la conscience du peuple et accessoirement réviser les testaments (il faut bien alimenter la machine politique), c'est également utile pour faire son trou, d'abord à Chicago, puis à Cicero, ville voisine et lieu d'un test grandeur nature pour se projeter dans l'Amérique toute entière.
La justesse de l'observation et des rouages de la politique brutale des Nazis (ou autres sbires de l'extrême-droite) est confondante, d'autant plus qu'Arturo est un personnage complexe, en quête de reconnaissance donc sans doute humain, mais froid, prêt à passer sur tous les corps pour réaliser son ambition, y compris à se débarrasser de son plus ancien ami. Il veut s'imposer par la violence mais voudrait qu'on abonde dans son sens, qu'on le soutienne et encense. La manipulation est toujours en avant-scène, se nourrissant de la lâcheté physique ou de la peur sociale des hommes, qui cèdent et comptent sur d'autres pour lui résister.
Un mot en passant sur le titre, qui m'a toujours intriguée avant de l'avoir lu : cette "résistible" ascension - pourquoi résistible ? me demandais-je. J'avais l'impression d'une erreur, et non : elle est résistible parce qu'en plusieurs étapes il aurait pu être arrêté, empêché ou contré.
C'est glaçant et essentiel à lire, et je laisse libre toute personne de savourer la célèbre parole citée au début de la présentation : "Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde." Je crois qu'on s'en rend assez bien compte.
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