Humanité
Une histoire optimiste
Rutger Bregman
traduit du néerlandais par Caroline Sordia et PieterBoeykens
Seuil, 2020, 422p
Les Editions du Seuil espèrent que je passerai un bon moment de lecture, je les en remercie, je lis le livre sans préjugé aucun, le titre me plaît, la quatrième de couverture est enthousiasmante. Si un livre peut sauver le monde, bien sûr que je le lis et que je fais en sorte d'être, avec d'autres, un sauveur.
Eh bien ce livre, j'ai vraiment eu du mal à le lire. C'est une oeuvre de très grande vulgarisation, et le ton m'a parfois déplu. Un exemple : le créateur d'une école sans contraintes, Sfej Drummen, qui pense que l'homme aime avant tout jouer au sens noble du terme, à savoir être libre de suivre sa curiosité, gare sa voiture -il est joueur- sur une piste cyclable, c'est amusant non ? Plus profondément, Bregman a analysé de nombreux rapports qui voulaient faire croire que les hommes étaient mauvais, mais ces rapports colportaient des faussetés, parce que le mal se vend bien, les journaux en étaient friands, les sociologues voulaient se faire un nom, cela servait les intérêts des politiques qui avaient ainsi la main mise sur des gens qu'il fallait maîtriser. Si on relisait bien les rapports, on constatait qu'ils étaient incomplets, que l'ensemble des rapports était plus nuancé, parfois ils étaient pervertis du tout au tout. Démonstration : l'île de Pâques et la prétendue disparition dans le sang des Pascuans. Au départ, l'île perd ses forêts à cause des rats. Il est donc indispensable de cultiver des terres. C'est une période d'aisance. Rendre un culte aux moai est un passe-temps collectif, rien de mieux que de réunir des gens pour favoriser le contact et la sociabilité. Un aventurier, Jacob Roogeven, qui cherche la terre australe, tombe sur l'île de Pâques. La rencontre provoque quelques morts, guère plus, mais elle suscite le culte des bateaux, dans lesquels les « dieux » étrangers apportent des choses agréables, comme des chapeaux, aussi faut-il les faire revenir. Ils reviennent vers 1860, ce sont les négriers. Les gens meurent d'épuisement, d'inadaptation. Ceux qui subsistent attrapent la variole pendant le voyage de retour, ils succombent. Telle est la réalité et non cette histoire selon laquelle les Pascuans s'étaient entre-dévorés.
L'idée de départ du livre, c'est l'opposition entre deux points de vue philosophiques, celui de Hobbes (XVII°)pour qui l'homme étant méchant de nature a besoin de quelqu'un de cruel, d'un souverain absolu, pour le diriger et le sauver, lui qui a peur de la mort et d'autrui, un monstre qu'il nomme Léviathan, et celui de Rousseau (XVIII°) pour qui l'homme est naturellement bon, et que la civilisation corrompt. le sous-titre laisse entendre le point de vue de Bregman convaincu et persuadé que la majorité des gens sont des gens bien. Et il me plaît à moi aussi d'adopter ce point de vue. Pour lui, c'est une idée radicale. le livre de
Golding,
Sa Majesté des mouches, rend impossible une telle idée ainsi que La psychologie des foules de Gustave le Bon, un des intellectuels les plus influents de son époque, et que tous les gouvernants ont lu. Selon lui, dans une situation d'urgence, l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Il panique. Il use de violence. Il révèle sa vraie nature. Il a tort. Il s'appuie sur ce préjugé qui veut que le peuple soit ordinaire, lâche, enclin à la panique. Il faut en finir avec ce mythe.
La preuve : Dresde. Les Anglais veulent que la population civile soit bombardée, pour faire perdre le moral. Au contraire, la population résiste et s'entraide.
Pour le dire vite, les choses vont bien pour les chasseurs-cueilleurs jusqu'à la période de sédentarisation, et avec elle la notion de propriété. Ils mènent une vie détendue, 30h de travail par semaine, ils ont une vie sexuelle décontractée. Sédentaires, ils font la guerre aux autres, ils se méfient de l'étranger, hommes, canards, cochons, leur transmettent la grippe, et les vaches la rougeole. Comme la population s'accroît, il n'y a plus assez de bêtes sauvages pour tous, l'agriculture devient indispensable. La monnaie est inventée à seule fin de toucher l'impôt, et l'écriture pour établir des listes de dettes. En Chine, la grande muraille est une prison à ciel ouvert.
Les gens se sauvaient dans les forêts pour retrouver leur liberté. Ce qui veut dire que quand le maître est méchant, l'homme veut lui échapper. Ainsi, il est prouvé que dans les guerres le soldat ne tire pas sur un ennemi qui est près de lui. C'est pourquoi on a changé la formation militaire, on ne tire plus sur des cibles en carton mais sur des représentations de personnes réelles, on entretient l'agressivité, et comme cela ne suffit pas, on shoote les soldats.
Cependant il y a eu Auschwitz.
Shérif Muzafar veut étayer sa théorie des conflits réels. Il monte des enfants les uns contre les autres, ça ne marche pas, les enfants restent copains. Qu'à cela ne tienne. Il falsifie les faits pour obtenir les résultats qu'il voulait.
Stanley Milgram invente sa machine à électrochocs et affirme que 65°/° de ceux qui sont aux commandes sont capables de lancer des décharges à plus de 450 volts contre ceux qu'ils interrogent, ce qui expliquerait que des camps de concentration aient été possibles. Là encore, falsification des faits.Je note que pour beaucoup de gens bien , il y a pas mal de falsificateurs quand même, qui plus est qui ont une très grande audience. Il faut donc se méfier dans les premiers temps des résultats d'une analyse. Que le temps et de nombreuses vérifications les mettent à l'épreuve.
Venons-en au procès Eichmann : il serait un homme ordinaire, ce qui voudrait dire qu'un nazi sommeille en chacun de nous. Non.
Hannah Arendt , qui croit que l'homme est bon, dit qu'Eichmann suivait par conformisme les idées des nazis, qu'il voulait s'attirer les bonnes grâces de Hitler, qu'il était persuadé que tuer des Juifs servait une bonne cause. Eichmann ne savait pas se mettre à la place des autres. Ca fait beaucoup de choses en fin de compte. Faire le mal viendrait du fait que l'homme est paresseux ou qu'il se fait une idée fausse de lui-même. En effet, si l'homme est mauvais, à quoi sert-il de lutter contre sa nature ? Mais s'il est bon, il doit apprendre à s'engager et à résister contre le mal. On en vient à l'admirable exergue du livre, à la citation de
Tchekhov (XIX°) : L'être humain deviendra meilleur lorsque vous lui aurez montré qui il est. L'homme n'est donc pas bon de nature, mais il lui faut un apprentissage, non pour être dressé comme le pensent les puissants, qui étant égoïstes ou le pouvoir les faisant devenir tels, croient que les autres le sont aussi, mais parce que nous devenons ce que nous enseignons, et pour qu'il agisse en accord avec sa nature. Il est donc réaliste, parce que c'est idéaliste -Nous devons être idéalistes -car ainsi nous nous retrouvons à être les vrais réalistes, Victor Frankl (XX°) et que c'est anti-cynique, d'avoir une vision plus positive de l'être humain. Pour cela, il faut enseigner le contact. Deux communautés se détestent parce qu'elles ne se connaissent pas. Qu'elles apprennent à se connaître et elles s'aimeront. Mandela, dans ses longues années de prison, a réfléchi, s'est informé sur l'Afrikaner, ses coutumes, sa manière de penser. Mais le contact ne suffit pas. Il faut avoir une grande maîtrise de soi. Il faut lutter contre les préjugés, la facilité de croire à ce que dit la majorité majoritaire parce qu'elle parle. Les parties opposées finissent par se parler, se comprendre et s'entendre. Cela ne vient pas en un seul jour. Il faut persévérer, s'accrocher. Il ne suffit pas d'avoir de l'empathie pour les gens, on a de l'empathie pour eux parce qu'on les voit, ils nous sont proches, et les autres alors ? Il faut avoir de la compassion, pour ressentir la souffrance de tous les autres. Il faut traiter chacun comme un être humain, et lui faire confiance.
Ainsi dans les prisons quand gardiens et détenus travaillent et se détendent ensemble. le détenu se sociabilise et sera prêt pour une réinsertion dans la société.
Ainsi avec les terroristes vers qui il faut aller, car ils se radicalisent faute d'une trop grande solitude.
Ainsi avec les enfants qui ont du mal avec la discipline de l'école. Un enfant qui suit sa propre motivation fera des progrès à force d'encouragements, c'est l'effet Pygmalion. le voici dans une école sans murs, sans salle de classe, organisant son propre parcours scolaire, et se choisissant des équipiers qui lui permettront d'atteindre son but. le jeu libre de toute contrainte et ouvert au risque est bon pour la santé physique et morale des enfants. L'enfant sait aussi qu'on attend beaucoup de lui. S'il décide seul, il a quelques comptes à rendre et évolue dans une ambiance propice à la réalisation d'un projet. Il est laissé libre, parce qu'on ne peut enseigner la créativité, on peut seulement la laisser s'épanouir, dit
Peter Gray, mais il doit prouver que cette liberté est constructive.
Et qu'en est-il de nous, les plus âgés ?Qu'on ne lise plus les journaux, ni ne regarde les infos. On sait que l'homme de Néandertal avait un cerveau bien plus performant que le nôtre, mais que nous le surpassions grâce à notre sociabilité, à nos rencontres avec les autres de qui on apprenait. On accumulait les connaissances
nouvelles. On devenait plus doux, avec des traits plus féminins et juvéniles. Mûrir nous demandait plus de temps. Et surtout nous rougissions, parce que nous étions sensibles au regard et au jugement de l'autre. Alors foin de l'introspection, tous à l'extrospection, à la construction d'un monde meilleur commun tous ensemble.
Russell, le grand monsieur de Bregman, propose la volonté de douter, étant donné qu' aucune de nos croyances n'est tout à fait vraie ; elles sont toutes nimbées quelque peu de flou et d'erreur. Et moi j'ai été agacée par le nombre incroyable de rapports falsifiés, ce qui conduirait facilement à douter des dires de Bregman ; je suis comme celui dont parle Bregman, prête à "dégobiller" devant ce qui paraît être un miracle, la réussite scolaire d'un enfant qui n'arrivait à rien dans une école traditionnelle. Car les faits, et ils sont nombreux, contredisent ce qui est affirmé dans ce livre, je pense aux violeurs, au désespéré qui a crashé son avion contre une falaise, au snipper de
Clint Eastwood, au personnage du père dans My Absolute Darling. Comment faire pour que chacun ait la force et la chance d'apprendre, à connaître les autres, devenir ce qu'il est, combattre la haine et les préjugés, s'élever, même seul, contre ce qui ne va pas ?
Cependant j'ai lu le livre. le travail commence.