J'ai lu
Le Professeur après avoir englouti compulsivement un best seller, et le contraste a été saisissant : quelle délicatesse, quelle poésie ! Les descriptions m'ont instantanément évoqué des aquarelles. Je suis contente d'avoir retrouvé l'écriture douce et subtile des classiques du dix-neuvième, que d'aucuns trouvent ampoulée et inaccessible (dixit mon mari lorsque, sous le charme, je lui ai lu quelques passages). Il en faut pour tous les goûts :)
Que dire du Professeur ? On y retrouve beaucoup de
Villette, qui a aussi la Belgique pour paysage, et cette xénophobie assez typique de l'époque : les belges "avaient la figure nationale, où l'infériorité intellectuelle est gravée de manière à ne pas pouvoir s'y méprendre ". Puis plus loin : "derrière elle étaient deux flamandes vulgaires parmi lesquelles se faisaient remarquer deux ou trois exemples de cette difformité physique et morale que l'on rencontre si fréquemment en Belgique et en Hollande, et qui semble prouver que le climat y est assez insalubre pour amener la dégénérescence de l'esprit et du corps"... Aïe. Même en remettant l'oeuvre dans son contexte, c'est dur à lire. A noter quand même que ces propos arrivent en début de récit qu'à la fin, les dignes Anglais en prennent aussi pour leur grade :
Charlotte Brontë réhabilite un peu les continentaux. On la sent dans une sorte d'ambivalence, qui peut probablement s'expliquer par sa propre expérience de la Belgique...
On y retrouve aussi la fameuse figure du professeur, récurrente chez
Charlotte Brontë... cette vénération pour l'homme qui guide ses ouailles sur le chemin de la connaissance, malgré (ou grâce à ?) son autorité parfois tranchante, auquel elle se soumet avec reconnaissance, car elle doit tout à l'homme qui l'élève... Et voilà Rochester, et voilà M. Paul Emmanuel. Mais le sec et rigoureux Crimsworth n'est pas pour autant un avatar de Mr Rochester qui est, lui, habité par la passion.
Crimsworth, justement, est le narrateur. Et il ne m'a pas semblé sympathique. Froid et implacable, dominateur, un rien cruel... C'est pourtant un homme amoureux, mais il n'exprime pas le moindre élan affectif, tout est intellectualisé, rationalisé. Il est difficile de se prendre d'amitié pour lui.
Charlotte Brontë, par la bouche de son personnage masculin principal, n'a pas su faire naître d'émotions.
Frances n'est pas beaucoup mieux, quoi qu'il soit moins difficile de s'y attacher car elle est toute tendresse et bienveillance. Mais elle est plutôt incolore. On retrouve en elle l'héroïne sans grande beauté mais dotée de qualités morales, plus ou moins vouée à l'enseignement... alter ego de son auteure, à l'image d'une
Jane Eyre ou d'une Lucy Snowe.
Il est quand même intéressant de voir apparaître dans ce roman la question de la condition féminine et le fait que les femmes puissent continuer à travailler après leur mariage. Zoraïde est une maitresse femme, mais pas dans son aspect le plus reluisant puisqu'elle semble mener son affaire par la ruse. Frances, elle, a le souhait d'assurer seule sa subsistance et cela la pousse à continuer à travailler après son mariage, pour ne pas dépendre de son mari. Dans ce bref passage, on sent une position de l'auteure. C'est dit, timidement mais c'est dit. Position renforcée par la réponse de Crimsworth. La question de tendre à l'égalité des salaires apparaît aussi ! Pour autant malgré cet éclair, on n'ira pas dire que
Le Professeur est un roman féministe. Frances reste bien un personnage de son époque, relativement soumise à son mari, son "seigneur et maître"...
Un petit mot quand même sur un personnage qui détonne dans le roman : Mr Hunsden. Haut en couleur, il vient balancer la rigidité de Crimsworth et la fadeur de Frances... en permettant d'ailleurs à cette dernière de s'animer un peu, par esprit de contradiction. On adore le détester. Ses apparitions réveillent le récit... et le lecteur.
Malgré les défauts que je lui ai trouvé, j'ai aimé
Le Professeur. Pour son écriture superbe - sa plus grande qualité. Mais aussi parce que ce roman, tout comme
Villette, est une projection de l'âme tourmentée de son auteure. Ce n'est peut-être pas flatteur pour
Charlotte Brontë que de dire à propos de son livre qu'on ne peut l'apprécier que lorsque l'on connaît sa vie à elle, c'est nier une partie de son talent. Mais pourtant c'est un peu ce que je ressens : si
Jane Eyre est un bijou, une oeuvre géniale qui se suffit à elle-même, les autres romans de
Charlotte Brontë semblent plus flous, moins inspirés, quoique toujours délicieux pour la beauté de la plume avec laquelle ils ont été écrits ; et on les apprécie d'autant mieux que l'on peut faire des parallèles avec la vie de leur auteure. C'est une source d'émotion certes indirecte, mais c'est une source d'émotion. Et pour moi c'est tout ce qui compte.