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Critique de Charybde2


Un bidonville de Buenos Aires devenant scène primitive et queer d'une lutte exacerbée, perdante et magnifique, face à l'avidité jamais rassasiée des puissants, en une farceuse et foncièrement drôle fête du langage. Un choc profond.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/05/note-de-lecture-pleines-de-grace-gabriela-cabezon-camara/

Publié en 2009 en Argentine, le premier roman de Gabriela Cabezón Cámara, superbement traduit, malgré ses nombreuses difficultés lexicales, par Guillaume Contré pour les éditions de l'Ogre en 2020, constitue un choc littéraire à part entière. Il aurait pu, peut-être, se contenter d'être le récit, en forme de témoignage aussi tragique que comique, du destin résistant d'un bidonville de Buenos Aires, autogéré sous l'égide bienveillante d'une horde de drag queens n'ayant froid nulle part et d'une bande ramifiée de gamins des rues prompts à dégainer très professionnellement leurs armes de bric et de broc pour protéger leur Commune, leur bassin de béton aux improbables et nombreux poissons rouges, leur statue miraculeuse de la Vierge Marie et leur mode de vie si frugalement réimprovisé en permanence, le tout raconté par une journaliste d'investigation ayant sauvagement perdu son objectivité. « Pleines de grâce » s'ancre dans cela, bien entendu, mais irradie aussi bien d'autres longueurs d'onde de rayonnement au spectre plus ou moins visible.

D'une Argentine de la violence, rampante ou au contraire comme libérée au grand air, cette violence viscérale qui hante les affrontements entre bandits plus ou moins bien sponsorisés de Leonardo OyolaGolgotha » ou « chamamé », en 2008) comme les anciens tortionnaires à distance devenus si respectables, chez Elsa Osorio (de « Luz ou le temps sauvage » en 1998 à « Double fond » en 2017), cette violence qui s'enracine sans doute aussi bien dans des mépris historiques et des injustices passées, comme le décrypte Raul Argemi (tout particulièrement dans son « Les morts perdent toujours leurs chaussures » de 2002) que dans des avidités bien contemporaines, illustrées par exemple par Juan Martini et son « Puerto Apache » de 2002 également (celui dont le décor se rapproche le plus initialement de la scène primitive de la villa – du bidonville -, ici), de cette violence de classe fondamentale, dissimulée sous les masques les plus divers, Gabriela Cabezón Cámara a su, par la magie d'une composition, d'un langage et d'un choc de lexiques, extraire un roman très inhabituel et, pour tout dire, plutôt renversant.

En dehors des quelques indications fournies ex post, ci-dessus, il ne s'agit pas de raconter « Pleines de grâce », car la lectrice ou le lecteur devra se laisser baptiser intégralement dans ce torrent de drôlerie farceuse, de violence imperturbable, de ferveur, de hasard et de regrets, torrent sanctifié par d'improbables concours de circonstances, par quelques somptueux dévouements, et par le cadeau pour une fois presque salvateur du spectaculaire marchand mondialisé.

Tordant les éventuelles munitions préparées par la littérature queer comme en rêverait une Donna Haraway (en beaucoup plus foncièrement drôle), mêlant les registres de langue avec un art discret et maîtrisé, déployant une fougue sexuelle, musicale et politique comme en se jouant de tout – et d'abord de l'avidité irrépressible des puissants, constituant ses échos imparables au Rodrigo Fresán aussi bien de « Mantra » que des « Vies de saints », pour construire pourtant, contre toute intuition, autre chose qu'une chanson triste, Gabriela Cabezón Cámara affirmait d'emblée avec ce premier roman un pouvoir presque essentiel, celui d'une littérature combative et endiablée, pleine de ressources insoupçonnées, ancrée avant tout dans une fête du langage.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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