Darkwind, tome 1 : Mécanique infernale

Un cygne au plumage chatoyant s'était posé au creux de ma paume. Il avait les ailes déployées, comme s'il prenait son envol, et dans ma tête je voyais presque les rides qu'il provoquait à la surface de l'eau; l'onde silencieuse qui se répercutait en cercles de plus en plus grands jusqu'au rivage.

J'ai tendu l'oreille, mais il n'y avait que le silence et... le bourdonnement de la curiosité dans ma tête, le souffle de la tentation qui me murmurait aux oreilles. En deux pas, j'avais traversé le couloir et franchi le seuil.

Je n'étais pas seule. A l'autre bout de la pièce, derrière les rangées de jouets d'oncle Tulman, un homme me tournait le dos, sous la faible lueur des lampes à gaz. Il était en bras de chemise et gilet, penché sur une sorte d'abreuvoir longeant le mur entier, que je n'avais pas remarqué la veille. Il a pivoté vers moi comme si j'avais crié, mais son visage paniqué s'est vite radouci quand il m'a reconnue.

"J'ai relevé la tête. J'avais raté le chemin menant au potager. Darkwind se dressait face à moi, dans toute son immensité, ses pierres ocre me renvoyaient les rayons du soleil en plein visage. Une brise violente soulevait mes cheveux dans mon dos."

Avec un soupir de soulagement, elle a claqué la porte au nez de Lane, puis m’a prise par le bras et m’a forcée à m’asseoir devant la coiffeuse.
- Recoiffez-vous vite ! m’a-t-elle chuchoté. Je m’occupe de votre robe.
- Juste une minute ! ai-je crié à travers la porte.
Puis, j’ai repris à voix basse :
- Mary, mes cheveux sont très bien comme ça, ne paniquez-pas, il veut juste…
En fait, je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait.
- Soyez pas bête, mam’zelle. J’ai jamais vu Lane Moreau frapper à la porte d’une fille et je vous assure qu’il y en a plein que ça ne dérangerait pas, même si leurs pères trouveraient à redire qu’un Français…

- Maître Babcok, les finances…
L’avocat a levé un index autoritaire.
- Et comme et Simon et Georges ont rejoint leur mère dans la tombe peu après, j’ai entrepris l’œuvre de votre grand-mère, mademoiselle Tulman. Cependant, si M. Tulman était déclaré incapable, s’il fallait mettre quelqu’un d’autre à la tête du domaine, quelqu’un… qui ne soit pas favorable au plan de votre grand-mère… alors tout tomberait à l’eau n’est-ce pas ?
Il s’est renversé dans son fauteuil, me laissant la parole. Et maintenant que je l’avais, j’ai préféré garder le silence, stupéfaite de l’attention qu’avait portée ma grand-mère à oncle Tully, négligeant l’intérêt de ses deux autres fils. Mais je me trompais, ai-je soudain réalisé. Le domaine de Darkwind irait tout de même au prochain héritier mâle en lice. Le Gros Robert était protégé. C’était moi qui me retrouverais sans rien. J’ai dévisagé l’avocat.

- La petite de Simon, a-t-il dit en se balançant d’avant en arrière, sur ses talons. La petite de Simon. Mais vous avez trop trop, beaucoup trop trop pour être la petite fille de Simon, non ? Vous avez combien ?
- Dix-sept, ai-je murmuré.
Il était toujours trop près de moi.
- lane ! s’est-il écrié.
J’ai sursauté.
- Ai-je une nièce de dix-sept ans ?
- Oui, a répondu la voix de M. Moreau derrière la porte.
Le vieil homme s’est détendu.
- Alors tout est comme il faut. Lane sait toujours ce qu’il faut. Où est ton père, ma nièce ?
M. Moreau répondu avant moi :
- Simon est parti, monsieur Tully.
Un nuage est passé sur le visage de mon oncle, ombrageant son sourire ensoleillé.
- J’oublie, j’oublie trop de choses.