C'est l'histoire de deux furieux dans un monde fou, à moins que ce ne soit l'inverse. Deux hommes : un grand et un petit, un intellectuel et un fou, un sain de corps et un cabossé de partout, conquérant le monde à leur manière, laissent derrière leur passage un parfum de destruction.
A première vue,
Moravagine est un roman d'aventure : l'aventure d'une amitié qui commence et finit dans le conformisme. le récit est donc tendu entre la rencontre de
Moravagine et du médecin appelé Raymond la Science, et la mort de
Moravagine, en pleine Première guerre mondiale. Ainsi encadrée par la mort violente : celle donnée par jalousie, celle donnée par goût patriotique, l'histoire ne peut être que celle de la violence. Entre la folie individuelle et la folie collective, les deux compères naviguent en eaux souvent troubles, depuis les bords d'un lac suisse jusqu'à la descente hallucinée de l'Orénoque (parmi les plus belles pages du roman qui rappelle l'esthétique de la torpeur du film Aguirre la colère de Dieu) en passant par la révolution bolchevique et l'ivresse des grandes traversées de l'Atlantique, sans oublier un tour dans les immenses États-Unis où les déconvenues touchent tant les deux protagonistes que leurs rencontres fortuites (les Indiens notamment).
Le désordre : voilà le mot. Sous ses apparences de roman traditionnel, bien structuré,
Moravagine est une entreprise littéraire qui laisse peu de prises à l'analyse. Est-ce un roman d'aventure ? Oui. Est-ce un roman à thèse ? On ne sait pas vraiment. Dans cette histoire de fou, bien malin est celui qui pourra démêler le sérieux et le léger. Par exemple : l'engagement de
Moravagine et de Raymond dans les affaires russes est-il celui d'idéalistes aux tendances brutales (ainsi que l'étaient les illégalistes de la fin du dix-neuvième siècle en France) ou bien sont-ce seulement deux assassins à qui les troubles d'un pays et d'une époque autorisent toutes les exactions ?
Rien n'est sûr dans ce livre. En Amazonie, on croit admirer un dieu vivant, voué au sacrifice, et l'on se retrouve avec un diable pervers qui laisse plutôt la mort derrière lui. Sur le bateau qui relie Liverpool à New York, le plus civilisé des passagers n'est autre qu'un orang-outan, idole du cirque et habillé à la dernière mode. En Russie, la relation qu'entretient
Moravagine avec Masha est si complexe que les soupçons s'allument dès que l'on prononce le mot trahison. D'ailleurs, ce mot rime souvent avec le mot femmes dans
Moravagine : car la misogynie manquait, il est vrai, à ce catalogue des pires comportements de l'être humain qui comportait déjà la débauche, le vol et le meurtre.
Derrière les apparences se cachent donc des réflexions insoupçonnées. Est-on seulement surpris lorsque l'on voit apparaître, mécanicien dans son avion, le personnage de
Blaise Cendrars ? C'est lui qui publie l'histoire de Raymond la Science, condamné à mort en Espagne en 1924 (les événements décrits ont lieu entre 1900 et 1917). le lien qu'entretient ce personnage de fiction avec l'auteur du livre est ténu, puisque le vrai
Blaise Cendrars (qui n'est aussi qu'un pseudonyme) a probablement autant du faux
Blaise Cendrars que de ses acolytes,
Moravagine et Raymond la Science. Quant à ce dernier, tout le monde aura déjà remarqué que ce pseudonyme désigne aussi bien le personnage fictionnel du médecin, ami de
Moravagine, que le personnage bien réel de Raymond Callemin, homme de main de Jules Bonnot qui terrorisa Paris au début des années 1910.
Le roman puise sa force tout à la fois : dans un contexte historique (entre la Belle Epoque et la Première guerre mondiale, entre les espaces vierges de civilisation et la terreur illégaliste parisienne), dans un verbe foisonnant qui tâche de décrire à la fois les turpitudes du corps et de l'esprit humain, dans son apparente solidité narrative qui cache des mystères irrésolus.
Moravagine serait donc un roman impossible à étiqueter. Est-ce si grave ?