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Critique de jyrille


Patience est le dernier roman graphique de Daniel Clowes. Il a paru (ou il est paru, si vous préférez, car les deux se disent) en 2016, autant dans sa version originale que pour sa traduction chez Cornélius.

L'impatient ou l'indécis risquera de perdre quelques surprises en lisant cet article. Enfin, très peu en réalité, tant cela ne gâcherait pas du tout la lecture.

A l'instar de Charles Burns , Daniel Clowes est un auteur américain de comics indépendants. Il en est même un des chefs de file actuel, avec Burns et Chris Ware. Il commence à publier dans les années 80, faisant de son magazine Eightball, où sont pré-publiées toutes ses oeuvres, un incontournable des comics underground. Sa production n'étant pas massive, son dernier album, Patience, était très attendu, ce qui donnera au néophyte une idée de l'ironie et de la distance que Clowes instille dans ses bandes dessinées.

Ma découverte de Clowes passe par les forums bds, où quelques membres, dont la discussion était plus intéressante que la moyenne, reprenaient ses personnages comme avatar et comme pseudos. Je dois beaucoup à celui qui avait pris le nom de Dan Pussey et qui lui aussi maniait un humour pince-sans-rire de haute voltige.

Dan Pussey fut donc mon premier Daniel Clowes. Il s'agit de courtes histoires, variant de la simple planche à une dizaine, retraçant le parcours d'un anti-héros auteur de comics populaires. Il fait partie intégrante d'une équipe d'artistes embauchés par le Dr Infinity pour les publications Infinity Comics Group, une maison d'édition qui ressemble à s'y méprendre à une autre, pleine d'idées.

Clowes dézingue tout le microcosme de la bd dans ces cinquante-quatre planches : les fans idiots, les auteurs qui prennent la grosse tête, la bd indépendante incompréhensible et trop abstraite, le cynisme des éditeurs, le commerce des numéros de comics rares, la collectionnite, la fugacité de la célébrité, les conventions…

Souvent à la limite de la caricature, le dessin de Clowes est précis et rigide, s'attachant surtout à l'apparence de ses personnages, les dotant d'une personnalité par leur coupe de cheveux, leur dentition, leurs vêtements, leur attitude, usant parfois de codes habituellement visibles chez les mangakas comme des gouttes de transpiration sur le front, mais aussi leur vocabulaire et leur discours. Clowes décrypte les mouvements et retranscrit le langage corporel, tout à charge des travers du monde de la bd.

Loin du ton parodique de Dan Pussey, il écrit en parallèle Comme un gant de velours pris dans la fonte, une histoire improbable et totalement délirante où l'on peut remplacer ses yeux par des poissons, où les policiers ont tous les droits, où certains chiens n'ont aucun orifice. L'intrigue ressemble à de nombreux polars, notamment les films hollywoodiens des années 40 et 50, et quelques éléments sont clairement tirés de cet univers, mais tous les éléments étranges et le manque total d'empathie pour les personnages fournissent une lecture aussi dérangeante que fascinante, remuant le malsain, parlant à nos boyaux bien plus qu'à notre intellect.

Et puis Clowes s'affirmera comme un auteur majeur avec Ghost World, qui fut adapté au cinéma en 2001 par Terry Zwiggoff et Daniel Clowes lui-même, avec deux actrices principales formidables : la craquante Thora Birch et une future habituée des adaptations de comics, Scarlett Johansson.

Ghost World présente des tranches de vie de deux lycéennes américaines fraîchement diplômées avant qu'elles ne rejoignent la fac. Tout se passe pendant l'été, saison de l'oisiveté et de l'ennui. Loin des bizarreries et des exagérations physiques de Pussey ou du Gant de velours, Clowes développe ainsi un ton réaliste et intimiste qui pourrait le faire passer pour un lointain cousin des frères Hernandez ou des déprimés Joe Matt et Chester Brown.

Dans ses oeuvres suivantes, le propos de Clowes deviendra de plus en plus désabusé et misanthropique. Ainsi, dans David Boring, il est tout à fait possible qu'une famille de classe moyenne soit prête à s'entretuer. Tous les personnages agissent pour leur ambition, leurs besoins et envies personnels uniquement, tout en se lamentant de leur sort et sans aucune pitié pour leur prochain.

Dans le recueil d'histoires courtes Caricature, cela est à l'avenant, chaque personnage principal étant le narrateur de sa pathétique histoire. Tout comme les adolescents transfigurés par la maladie dans le Black Hole de Charles Burns, les héros de Clowes sont laids ou ont un physique ridicule. de la rigolade caustique de Pussey !, Clowes est passé à la charge brutale de la middle-class blanche.

Je n'ai pas lu toutes ses oeuvres, sans doute fatigué par tant de noirceur, mais j'ai quand même adoré son Wilson et son Rayon de la mort. Dans Wilson, le personnage principal est un type lâche, égoïste, hautain, sans profession, qui ne fait que se lamenter sur son sort, se plaindre de l'humanité entière et passe son temps à se moquer de ses pairs, très cruellement, soit sournoisement soit frontalement. Mais le propos est lissé car l'histoire se déroule selon des gags (enfin, un humour très caustique et pas forcément drôle) en une planche, perpétuant un peu la tradition des strips des Peanuts ou de Calvin et Hobbes. La distance ainsi installée fait mieux passer l'ignominie de Wilson.

Dans le rayon de la mort, Clowes s'attaque aux super-héros, tout en parodiant leurs lignes narratives classiques : description des origines familiales, adolescent moqué par ses camarades, Andy se découvre des supers-pouvoirs grâce aux cigarettes, ainsi qu'un prototype de pistolet qui annihile toute vie, sans effet pyrotechnique ou spectaculaire. Et surtout, il ne sait pas quoi faire de ces nouveaux atours, n'ayant aucun attrait pour rendre la justice ou faire le bien. Retirant tout glamour et toute moralité à son héros, Clowes démystifie les super-héros et replace Andy dans sa position de type moyen, sans ambition, déclarant sciemment que sous chaque masque se cachent la mesquinerie et l'égoïsme.

Clowes a également fait évoluer son trait au fil de ses histoires. Alors qu'il était précis aux formes rigides jusque dans Caricature, il devient plus flou et presque minimaliste dans Wilson, chaque visage pouvant s'intervertir avec un autre, effaçant d'autant plus les caractères uniques qu'auraient pu avoir ses personnages. Il en va de même avec les éléments du quotidien, presque esquissés, devenant des décors lointains, n'occupant l'espace que pour souligner leur caractère inéluctable et nécessaire tout en leur donnant une place d'accessoire.

Dans le rayon de la mort, les accessoires étant plus importants, il mélangera ce flou des visages à des décors précis, vidant ainsi encore plus la substance des personnages pour les transformer en pantins du destin, toujours à la merci d'un plus triste ou d'un plus méchant que soi.

Six ans ont passé depuis le rayon de la mort, et Patience, la nouvelle bd de Daniel Clowes était donc très attendue. de quoi s'agit-il ? D'une histoire de voyages temporels autour d'un meurtre inexpliqué, celui de Patience. Au début de l'histoire, qui prend place en 2012, Patience et Jack Barlow, un jeune couple sans le sou et sans travail, apprend qu'il attend un enfant. Entre angoisses de la paternité et stress dû au manque d'argent, Jack promène ses crises sans trouver de solution, sans se sentir à la hauteur de la tâche qui l'attend. Mais sans raison apparente, Patience et son enfant à naître sont assassinés.

Soudainement investi d'une mission, retrouver le meurtrier de sa famille, Jack passe alors son temps à jouer aux détectives, à suivre des pistes ténues qui ne mènent jamais nulle part. Plusieurs décennies plus tard, Jack n'est rien devenu de bon, toujours obsédé par ce meurtre, sans nouvelle compagne ni famille. Et puis il découvre le moyen de voyager dans le temps…

Jack est le prototype clowesien du loser pathétique qui tente de faire quelque chose de sa vie. Mais cette fois, l'auteur ne se moque pas de son héros, il le plaint sincèrement, car ce dernier tente, pour une fois, de faire le bien autour de lui. Chahuté par les évènements qu'il piste autant qu'il pervertit par sa seule présence, l'enquête de Jack n'est pas de tout repos, et quelques rebondissements expliquent la relative épaisseur de l'ouvrage.

Clowes ne se sert de l'anticipation et de la SF que dans un but narratif, il n'y a donc pas, tout comme dans le rayon de la mort, de grandes scènes spectaculaires et très peu d'accessoires étranges. Son futur semble un mélange des années 70 pop et de technologie recyclées, mais sans donner un aspect organique ou vraisemblable tel que pourrait le faire un Terry Gilliam.

Côté dessin, c'est le Clowes se battant contre la maladie qui apparaît ici, le trait devenant ainsi simpliste la plupart du temps, n'esquissant que ses personnages, allant au plus pressé. Concluons avec de pures interprétations : il semblerait, après une si longue absence, que Clowes se soit créé un alter ego dans le personnage de Jack, pour nous expliquer qu'il a un sentiment d'échec vis-à-vis de son oeuvre, qu'il aimerait remanier. Ou bien il semble actuellement perdu et tente de retrouver ce qui lui donnait un moteur auparavant. Ou alors c'est un bilan en forme de boucle, pour mettre un point final à sa carrière. Ou Clowes a vieilli au point de devenir bienveillant et de ne plus vouloir voir les autres en noir, Jack tentant par tous les moyens de retourner la situation qui a guidé toute son existence. A vous de voir, j'attendrai patiemment vos impressions.
Lien : http://www.brucetringale.com..
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