«
Disgrâce » :
J.M. Coetzee (Points, 270 pages)
Rarement, sans doute jamais je n'ai été aussi éprouvé par un roman, du moins par un roman que j'ai lu jusqu'au bout. Dire que c'est un roman noir tient ici de l'euphémisme, c'est un récit désespéré, désespérant sur les ravages hérités de l'apartheid en Afrique du Sud, et au-delà, sur l'impossible rédemption de ceux qui en ont été les victimes, les acteurs, les complices, ou témoins.
Quelques années après l'abolition juridique de l'apartheid, on suit David Lurie, professeur de littérature à l'Université du Cap. La cinquantaine, deux fois divorcé, ce personnage terne, outre les services hebdomadaires d'une jeune prostituée occasionnelle noire, use parfois de son statut pour séduire certaines de ses jeunes étudiantes. Pas au point de devenir un violeur, mais sans vraiment prendre conscience qu'il abuse de manière malsaine d'un pouvoir, et sa dernière conquête, jeune femme timide et réservée, en fait les frais. Quand le scandale éclate, il démissionne de son poste, et se réfugie chez sa fille Lucy. Celle-ci a fait le choix de vivre seule et pauvrement dans une campagne profonde et austère, plus ou moins secondée par un voisin noir, sur un bout de terre qu'elle cultive tant bien que mal.
Le père et la fille ont des relations complexes, mais le drame qui va se produire va contribuer à enfoncer encore plus David Lurie dans une sorte de descente infernale, où il va se perdre.
Si le comportement assez nauséeux et médiocre du personnage central nous le rend d'emblée fort peu sympathique, la situation à laquelle il va se trouver confronté nous le montre irréductiblement piégé entre ses insignifiances et son amour maladroit mais sincère pour sa fille qui, elle réagit à l'horreur avec ses propres armes, ses limites et ses valeurs.
Il n'y a rien de gore dans l'écriture elle-même, mais les évènements et le climat dont parle l'auteur sont d'une désespérance sans issue, analysés moins sous l'angle de descriptions factuelles horribles, mais dans la dimension des ressentis des personnages. Je n'ai pas vu l'ombre d'une lumière dans ce roman (sauf peut-être dans les deux dernières pages, et encore, il faut une loupe ou avoir, comme moi, bien soif d'un peu de soleil), un roman dont je ne conteste pas la réalité sociale et humaine qu'il convoque. Société noire qui implose de sa pauvreté et de ses blessures toujours à vif, comme inguérissables, vivant sur une autre planète que celle de toute « Commission Vérité et Réconciliation » mise en place par les nouvelles autorités, petits blancs armés arc-boutés derrière les barbelés censés sécuriser leurs fermes et leurs vies, une attitude dont Lucy cherche à se démarquer à tout prix, à tout prix, voilà le cadre de ce récit d'une froideur étouffante. On y plonge aussi dans une approche de la cause animale, puisque David Lurie va s'impliquer dans un centre d'accueil pour animaux plus ou moins condamnés. Les engagements animalistes de
J.M. Coetzee sont ici parfaitement palpables, avec toute l'ambiguïté à mes yeux de ce type de position, comme si cette cause-là était plus défendable que les causes humaines.
Je n'ai pas de regret d'avoir lu ce livre. Jusqu'au bout, jusqu'à la lie. Ce genre de roman a toute sa place à mes yeux dans ce qu'on appelle la Littérature avec un grand L.
Mais quelle épreuve.