D'ici et de là-bas et de l'entre-deux
Ahmed Boubeker, dans sa préface « Un nouvel âge des migrations » indique « L'un des plus grands faits des trente dernières années reste celui d'une démultiplication des flux des migrations internationales qui ont accompagné les grands soubresauts de la planète, entre décolonisation et bouleversements économiques ». Il ajoute, en parlant des travaux d'
Alain Tarrius : « Cette approche pionnière s'est aussitôt orientée vers une nouvelle lecture de la ville où le migrant peut enfin se libérer de sa défroque de créature captive des lieux communs officiels et de leurs hiérarchies identitaires, pour apparaître, tel qu'en lui-même, enfin, dans ses rôles et pratiques sociales multiples : dans sa capacité de composer et habiter les »entre-deux » – étapes, nations, sociétés… »
Circulations entre « ici » et « là-bas », entre centre et périphérie, « les vieux clivages sont mis à mal par ces milliers de personnes qui passent, qui traversent sans que nous les voyions, incapables que nous sommes de les catégoriser dans nos sociétés bourgeoises de la fixité nationale ». Circulations brisant le « mode binaire de représentation », les lignes de différenciation entre les soit-disant « nous et les autres », brisant et construisant de nouvelles « identités ». Circulations et nouvelles connections « entre ces passeurs de frontières et les héritiers de l'immigration ». Circulations, intensification des mixités, amoindrissement des clivages « ethniques », bousculement des traditions, constructions de nouveaux groupements, « de nouvelles façons de se situer dans le monde ». Des nouveaux espaces de socialisation, de nouvelles façons d'être « à la fois d'ici et de là-bas et de l'entre-deux » et aussi « la capacité à élargir la force du lien fort pour passer les frontières ».
Dans son introduction,
Alain Tarrius met l'accent sur les « activités sans frontières », l'« entre-pauvres », « un capitalisme marchand débridé et triomphant, en voie de généralisation planétaire ». Il présente les nouvelles migrations « La mobilisation des pauvres, pour passer, pour contourner normes et règles, produit de nouvelles formes de migrations, peuplées d'une multitude de tous petits acteurs économiques transnationaux », du commerce de marchandises pour des « populations peu ou moins solvables ». Mais il ne faudrait pas s'y tromper, ce commerce n'est en rien contradictoire aux autres transactions commerciales : « La contradiction économique à l'échelle mondiale n'est qu'un leurre, ce sont les mêmes poches qui recueillent les bénéfices de l'une et l'autre stratégie de vente, mais les effets des incompatibilités entre les pratiques commerciales de l'officialité et celles souterraines, de l'entre-pauvres, du poor to poor, interrogent de plus en plus ouvertement l'ordre, l'idéologie des nations ».
J'ajoute que cela interroge aussi sur les fonctions sociales et politiques des productions lointaines, les coûts écologiques et sociaux de ces localisations, sur les marges commerciales invraisemblables (différences entre coûts de fabrication et les prix de commercialisation), sur le rôle discriminatoire de la fiscalité indirecte (TVA), sur les imbrications entre commerce légal et illégal (dont le développement du commerce « sexuel » assimilable à une traite d'êtres humains, majoritairement des femmes, dans le système prostitueur mondial), etc…
Alain Tarrius souligne la complexification de l'analyse des migrations, des mouvements transnationaux, la modification de « l'identification des frontières ». Il introduit les notions de « territoires circulaires » et de « nouvelles frontières continentales ». Il complète par une analyse des formes sociales migratoires nouvelles, la transformation du « couple dérisoire » im-migrant-e-s et é-migrant-e-s en « triade im-, é-, trans-migrants qui délocalise la question de l'étranger du contexte strictement national » et ajoute « l'»'ici et maintenant » de notre rationalité d'êtres au monde, devient »maintenant, ici et là-bas à la fois » ».
L'auteur termine son introduction par : « Nous avons donc, à partir de l'identification de quelques composantes des transmigrations contemporaines, essayé de décrire les caractéristiques de ce monde nouveau de l »'entre-pauvres », à la fois souterrain et omniprésent, que construisent ces étrangers moyen-orientaux, caucasiens, balkaniques, africains subsahariens et maghrébins, bien conscients du refus d'hospitalité de nos nations : un sentiment partagé par « »nos jeunes » des enclaves sociales ».
Sommaire du livre
Première partie :
Alain Tarrius « Trente années de déploiement d'un nouveau type de migrations (1980-2010) »
Deuxième partie : Lamia Missaoui,
Alain Tarrius « Les cosmopolitismes migratoires lors des étapes partagées des transmigrants en France »
Troisième partie : Fatima Qacha : « Transmigration solitaire et recherche de revenus d'une femme marocaine »
Conclusion d'
Alain Tarrius et de Lamia Missaoui.
De ce livre riche en informations et analyses, je ne discuterai que d'un point, contenu dans l'article de Fatima Qacha. Et qui me semble erroné dans les appréciations sur les femmes transmigrantes en regard de la domination, des rapports sociaux de sexe (système de genre). L'auteure indique que les femmes transmigrantes « jouent particulièrement sur le registre de l'ambiguïté relationnelle, usent de leurs capacités de séduction allant parfois jusqu'aux échanges »économico-sexuel » ». Et dans une note sur le dernier terme, elle explique sa démarche et indique « nous analysons ces rapports comme une opportunité de mobilité pour les femmes » et parle de « la force des stratégies féminines ». Que des analyses ne se limitent pas à la domination masculine et à l'exploitation des femmes est une chose, que les femmes ne soient jamais réductibles à des objets face au système de domination est une évidence. Mais lorsque l'auteure écrit « Ces femmes non seulement usent de l'imposition des normes de genre mais la recherchent pour en tirer parti et s'assurer diverses mobilités » ou « non seulement les femmes en usent mais elles l'expriment souvent de façon explicite comme élément de valorisation de soi, comme affirmation de soi » ou considère que c'est un « savoir faire social acquis » qu'elle considère comme « avantages » le fait de se faire entretenir ou de monnayer sa sexualité, me semble contourner les formes réelles des rapports de domination, du système de genre.
Quelques soient les marges de manoeuvre, il ne s'agit en aucun cas de subversion des rapports sociaux de sexe (système de genre), mais de la continuation de l'assignation des femmes à leur rôle traditionnel de « sexe pour les hommes ».
Quelques remarques finales. Je ne partage pas le vocabulaire banalisant le système prostitueur en l'expression « travail du sexe », qui concerne majoritairement des femmes et renforce les assignations du système de genre, comme je l'ai déjà indiqué.
Par ailleurs, si « le trans- échappe au cloisonnement national, n'est jamais saisissable dans son déploiement par un seul état », y-a-t-il un seul rapport social saisissable au niveau national ?
Enfin, contre les visions essentialistes de l'identité, je partage avec les auteur-e-s, les réflexions sur les identités multiples « la conscience nouvelle de pouvoir endosser des habits d'identités multiples au fur et à mesure des rencontres ».
J'aurai aimé une analyse comparative avec le défunt commerce dans le Yiddishland, le commerce caravanier ou le commerce « chinois » dans le sud-est asiatique. Nous aurions beaucoup à apprendre des conséquences sociales des « restructurations du petit commerce » au fil de l'extension du capitalisme.
Des analyses à faire connaître et à discuter pour mieux appréhender les réalités migratoires et penser les émancipations possibles hors des contraintes du système capitaliste patriarcal.
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