Il y a deux conceptions de la mission de l'école : l'une basée sur l'instruction, c'est-à-dire la transmission de savoirs, et l'autre basée sur l'éducation, c'est-à-dire la fabrication de l'homme nouveau. Monsieur Peillon relevant de la deuxième conception, il est tout à fait légitime de se demander ce que sa « morale laïque » risque de recéler de prosélytisme et d'endoctrinement.
J'étais donc intéressée par une analyse critique de cette proposition. le tirage au sort dans Masse critique m'a permis de recevoir le livre de
Thibaud Collin.
Je n'avais jamais entendu parler des Editions Salvator (« sauveur »). Il s'agit d'une maison d'édition religieuse fondée en 1924, qui publie entre autres des ouvrages d'obédience chrétienne sur les grands sujets de société d'aujourd'hui.
Le thème est plutôt bien posé dans le premier chapitre, qui analyse le discours de V. Peillon et en révèle les ambiguïtés, dont la principale est une prétendue intention de donner à chacun les moyens de penser par lui-même, alliée à la volonté d'inculquer des valeurs décrétées comme justes et bonnes. (M. Peillon parle même de « redressement intellectuel et moral », on imagine le tollé si une telle expression avait été employée dans un autre camp, je ferme la parenthèse). Or, selon T. Collin, « pour inculquer des notions, il faut les croire justes et se sentir dépositaires d'une autorité légitimant un telle transmission ». Se pose donc le problème de savoir selon quels critères il convient de diviser les valeurs en bonnes et en mauvaises, et quelle instance est autorisée à poser un tel arbitrage. T. Collin demande : « Ces bonnes valeurs pourraient-elles alors être comparées à des dogmes ? »
T. Collin analyse ensuite la position prise par le philosophe
Ruwen Ogien dans sa critique du projet Peillon, pour aboutir à la conclusion que le « contenu » de cet enseignement moral rejoindra les espoirs égalitaires et libertaires de
Ruwen Ogien, malgré la critique qu'il dresse : en effet, pour T. Collin, le projet Peillon relève d'un relativisme déjà existant, qui en sortira encouragé et renforcé.
Arrive ensuite une intéressante analyse de la pensée des grands acteurs du débat sur l'école, la laïcité et la morale au XIXe siècle (
Jules Ferry,
Jules Simon, Paul Bert, Edgar Quinet...). Elle nous rappelle qu'ils se sont débattus eux aussi avec cette périlleuse notion de laïcité : comment parler de morale sans faire référence à la religion ? Comment concevoir et « gérer » l'universalisme ? Tous n'avaient d'ailleurs pas la même façon de traiter le sujet, ni la même approche quant au lien (ou à la différence) entre la morale enseignée dans l'école républicaine, et la morale basée sur la religion. Les débats et postures de l'époque montrent déjà de nombreuses ambiguïtés entre l'émancipation laïque du jugement et le conformisme moral, la formation de l'esprit critique et l'adhésion à des valeurs « universelles » et donc « obligatoires »… Entre le spiritualisme de
Jules Simon et le relativisme de
Jules Ferry, où placer le curseur ?... L'auteur regrette le constructivisme larvé qui préside à l'approche de Peillon.
Plusieurs chapitres sont ensuite consacrés à la religion et à la spiritualité. En effet, la question qui taraude l'auteur est celle du fondement de cette morale scolaire : anthropologique et/ou religieux ?... Tout au long de ces chapitres, je me suis sentie parfois déconnectée du sujet principal. Et j'ai compris pourquoi à la fin ! En effet, les dernières pages révèlent que seuls le premier et le dernier chapitre sont inédits. Les cinq autres sont des réécritures de divers articles et conférences de T. Collin, élaborés entre 1999 et 2011. le projet de morale laïque a donc été pour l'auteur l'opportunité de décliner une nouvelle fois ses thèmes de prédilection. Si l'on ajoute à cela de nombreuses coquilles, l'ouvrage donne un peu l'impression d'avoir été « bricolé » à la va-vite pour coller à l'actualité.
Le dernier chapitre du livre revient sur le projet Peillon, l'auteur estimant que le meilleur terrain de diffusion de la morale est l'école privée catholique, du moins à titre de « laboratoire ». Il s'appuie sur
Habermas qui souligne que « le débat public dans la société laïque ne doit pas se fermer à un contenu sous prétexte qu'il est formulé dans une langue religieuse ». Il estime que « l'école catholique peut éduquer selon une éthique du bien humain sans être nécessairement dans une démarche confessionnelle. » Cette posture est une marque de courage car elle ne manquera pas de déclencher des cris d'orfraie. Si on parle du livre, bien entendu…
Même si cette conclusion me paraît être le point faible de la démonstration, cet ouvrage apporte une bouffée d'oxygène par rapport aux habituels schémas superficiels et manichéens. Malgré ses défauts, je considère que sa lecture est utile pour nourrir intelligemment la réflexion et le débat. Il n'est pas toujours aisé à lire, mais il nous donne l'occasion de réviser certaines notions philosophiques, de revisiter certains auteurs et surtout de se nourrir aux sources historiques. Après tout, il n'y a que comme cela que l'on peut vraiment penser par soi-même, avec ou sans la morale de Monsieur Peillon !