Professeur au collège de France pendant une quinzaine d'années,
Antoine Compagnon a proposé des merveilleux cours, plein de finesse et d'érudition, aux auditeurs de la vénérable institution, mais aussi, grâce aux podcasts mis en ligne, à tous les amoureux de la littérature.
Proust,
Baudelaire,
Montaigne…. différents auteurs ont été mis à l'honneur, explorés, fouillés, permettant de les lire autrement, mais sans jamais oublier l'essentiel, le plaisir de la lecture. Touché par la limite d'âge et obligé de partir à la retraite, il a consacré son dernier cycle de cours, avec une auto-ironie toujours présente dans ses conférences, aux adieux littéraires, aux dernières oeuvres, à ces moments où les écrivains mettent, d'une manière ou d'une autre, un terme à leur travail.
Il aborde le sujets sous différents angles, trop nombreux pour les évoquer tous. Je vais me borner à en citer quelques uns qui m'ont plus particulièrement frappé.
Les dernières oeuvres ont longtemps été vues comme une sorte de dégénérescence, de déclin d'hommes amoindris, qui se survivaient à eux-mêmes, à leur génie. Ainsi le Bernin juge sévèrement le dernier Poussin, exprimant l'idée qu'il faut s'arrêter à temps, avant que le déclin n'affecte la création. Mais ces derniers tableaux du maître français vont ensuite être vus différemment. Apparaît en effet progressivement l'idée du « style sublime » , qui se manifeste chez certains artistes à un âge avancé, par un élargissement et approfondissement de la forme et de la pensée, et qui compense le déclin physique. Une création plus libre, plus riche et originale, en avance sur son temps, et qui jette les ponts avec l'avenir. Beethoven,
Goethe, Titien sont les représentant de ce style parmi les plus cités. En littérature, La
vie de Rancé de
Chateaubriand, dénigrée, peu appréciée à son époque, peut en constituer un exemple fameux. Se moquant d'une perfection formelle de rigueur à leur époque, ces artistes dans une vision annonciatrice des temps à venir, créent des oeuvres puissantes et originales, leur âge leur donnant la liberté pour pouvoir le faire. Mais ce style sublime est réservé à certains, d'autres auteurs perdent progressivement leur force créatrice et ne sont plus que l'ombre d'eux-même. La question étant bien entendu comment distinguer les uns des autres. Et comment l'artiste lui-même peut distinguer ce qui relève d'un radotage sénile d'une création libre et puissante.
Il y a aussi l'idée d'opposer les artistes conceptuels, qui donnent le meilleur d'eux-même dans une forme d'intuition dans leurs jeunes années, de l'artiste expérimentateur, qui améliore, progresse, polit son art, pour produire le meilleur à la fin de son itinéraire artistique. Mais l'artiste conceptuel peut, peut-être, dans certains cas, se renouveler, et faire surgir un nouveau concept. Au risque de se répéter. Mais arrêter de créer, d'écrire, est très difficile, voire impossible.
Rimbaud est un cas isolé, exceptionnel. A l'opposé, il y a
Proust, qui jusqu'à son lit de mort, polissait, perfectionnait, tant sa vie et l'écriture se superposaient l'une à l'autre.
L'artiste peut vouloir créer jusqu'à la fin parce qu'il sent qu'il est en train de donner le meilleur de lui-même, il peut aussi vouloir continuer jusqu'au bout, parce qu'il doute de la valeur de tout ce qu'il a fait, comme Bergotte dans la Recherche ou comme le personnage de l'écrivain de la nouvelle de
Henry James « Entre deux âges ». Ils souhaitent une seconde chance, une possibilité de créer une oeuvre à la hauteur de leurs ambitions au moment de mourir. Souhait aussi impossible à réaliser que celui d'avoir une seconde vie que l'on pourrait davantage réussir, dans laquelle on pourrait éviter les erreurs, saisir cette fois les occasions manquées.
Mais la création d'un artiste, n'est pas isolée. Chaque voix nouvelle ajoute une voix au concert humain, comme l'a formulé Péguy. Entre le temps des individus, très limité, et le temps divin, sans fin, il y a une sorte de durée intermédiaire, l'aevum. C'est le temps comme permanence de l'Homme, s'inscrivant dans une lignée, une chaîne, comme celle de la littérature. La voix de chaque poète, auteur, va continuer à se faire entendre dans celle de ses successeurs, comme lui-même a fait résonner celle de ceux qui l'ont précédé, le Poète ou l'Auteur, transcendant en quelque sorte les individus en tant que tels. Une manière de terminer de manière optimiste ce beau voyage dans la littérature et l'art, malgré son sujet.