L'Art et la matière. L'oeuvre de
Jean Fautrier reste pour beaucoup dominée par la puissance, encore intacte aujourd'hui, des figures d'Otages réalisées à
Chatenay-Malabry dans un contexte dramatique, entre 1943 et 1945, et exposées grâce à la galerie Drouin dans l'immédiat après guerre. Têtes d'Otages, plus tard de Partisans ou Grande Tête tragique en bronze de 1942 (p. 39), sont des figures universelles de souffrance qui parlent d'elles-mêmes et émeuvent en conséquence. Ces Otages doivent autant à la sculpture qu'à la peinture selon
Malraux repris par
Itzhak Goldberg dans son texte « Portraits, visages, têtes », l'un des cinq – tous instructifs – qu'on peut lire dans ce hors série de qualité.
Jean Fautrier est exposé actuellement au musée d'art moderne de la ville de Paris. Un Fautrier pouvant en cacher un autre, cette lecture permet de connaître mieux, en les dévoilant aussi par l'image, des facettes ténébreuses moins soupçonnées et plus surprenantes de son oeuvre peint, gravé, sculpté (incluant sa fidélité à certaine iconographie classique). On tombe en arrêt devant quelques natures mortes (« le Grand sanglier » dit aussi Sanglier écorché (1926) évoquant Rembrandt et Soutine, la « Coupe aux poires », 1938), devant les somptueuses lithographies de L'Enfer, commande d'
André Malraux pour la Nrf (Fautrier en Enfer, p. 25), dans un registre plus terrestre face à cet impressionnant mur de glace (Glacier I, v. 1926) ou encore, à la vue des études d'objets réalisées entre 1947 et 1955 lorsque le motif redevient pour l'artiste prétexte à sonder la matière.
Artiste formé au dessin à la Royal Academy et la Slade School de Londres,
Jean Fautrier admire Turner et expose au Salon d'Automne de Paris dès 1922. A quel moment et pourquoi passe t-il de la toile support de ses huiles au papier marouflé recouvert de couches d'enduit retravaillées ? Il faut sans doute se plonger dans les ecrits de
Malraux et de Ponge ou dans l'essai de
Jean Paulhan, «
Fautrier l'enragé », pour le comprendre. Cinq textes mettent icit en valeur de manière limpide un art au-dessus des conventions et des styles, fait aussi de cohérence et de continuité malgré les éclipses ; mais également, la dimension extrêmement novatrice de ses diverses recherches plastiques (peinture et sculpture) et graphiques (la Nrf ne retiendra pas ses lithos illustrant L'Enfer de
Dante au motif d'être trop avant-gardistes). Les commentaires sont accessibles : Maria Magdalena Chansel évoque « le nu féminin » et son emblématique évolution, Françoise Docquiert la question de la couleur « du noir à la couleur » et
Guitemie Maldonado tente de cerner cette nébuleuse de l'art informel définie par le critique Michel Tapié dans les années cinquante et qui faisait de
Jean Fautrier, bien malgré lui, son porte drapeau. Fautrier pionnier oui, mais surtout électron libre inclassable et isolé, qui s'est tenu hors des mouvances entre succès et incompréhension, se dissociant de l'art informel comme de l'abstraction et ne revendiquant que son seul attachement au réel comme source de création d'une « figuration » qu'il voulait « libérée ». Entre la sculpture, pratiquée dès 1928, l'estampe au moment clé des trente-quatre lithographies de la Divine Comédie et la peinture, se noue peut-être un lien, se trouve peut-être un lieu d'où naît son dialogue incessant engagé avec la matière. Art de la figure non figurée et cependant terriblement humain où l'indétermination devient le moyen d'affirmer une forte présence. Nus, têtes et visages peints ou sculptés font dire à
Itzhak Goldberg que Fautrier crée des « visages à rebours du visible » dans une représentation questionnant à la fois l'horreur et la beauté…