Aussitôt après, Cleo s'approcha et s'assit en face de moi.
"Voilà toute la morale que je peux en tirer, Leo : être un gamin, c'est pénible. Etre un adulte, c'est dix fois pire. Voilà ce qu'en pense Cleo la grecque, issue du peuple qui vous a donné Platon, Socrate, et un tas d'autres trous du cul."
Je porte la délicate beauté de Charleston pareille à une porcelaine, comme je le ferais du coquillage fermé d'un mollusque au corps mou. Mon âme a la forme d'une péninsule sous l'ardeur du soleil, gonflée par ses cours d'eau. Les marées hautes de la ville inondent chaque jour ma conscience, soumise aux caprices et aux harmonies des pleines lunes qui s'élèvent au-dessus de l'Atlantique. Je me calme lorsque je vois les alignements de palmiers nains qui montent la garde sur les rives du Colonial Lake, ou que j'entends les cloches de St Michael qui rythment le chant des cigales dans les arbres, le long de Meeting Street. Au plus profond de moi-même, je sus très tôt que j'étais l'une de ces incorrigibles créatures connues sous le nom de Charlestoniens. Il me vient une surprenante constatation : en fait, ma présence dans cette ville est due plus à une vocation qu'à un don ; c'est ma destinée et non mon choix.
Parce que je raconte un passé de la plus grande importance pour ceux qui y ont survécu, je tente de la faire avec une exactitude qui pourrait bien être un idéal inaccessible. Néanmoins couleurs, senteurs et musique ont toujours ouvert les rosaces, les impasses et les trappes du passé d'une façon qui m'a sans cesse étonné.
Sur ma porte, j'ai une affichette imprimée suspendue à un crochet qui dit ceci: "Léo King est plongé dans la rédaction d'une rubrique qui l'a rendu célèbre à Charleston pendant que le reste de ses collègues triment dans une obscurité bien méritée. En d'autres termes, je suis en train d'écrire un morceau d'anthologie qui ne disparaîtra jamais tant que les hommes et les femmes apprécieront l'esprit humain. Prière de tenir éloignés vos lamentables cerveaux tant que je n'aurai pas terminé".