Céleste Albaret est une vieille dame. Elle vit avec Odilon, son mari aigri et grognon dans un petit hôtel dont ils louent les chambres. On sonne. Des « antiquaires spécialisés dans la vente d'objets ayant appartenu à de grands noms ». Bien sûr, ils viennent la faire parler de son illustre patron,
Marcel Proust, et, si possible, repartir avec l'un ou l'autre souvenir que la gouvernante aurait conservé.
Odilon ronchonne devant les sucreries apportées par les visiteurs. Sûrement encore des madeleines. Il les déteste ! Céleste, elle, est enchantée. C'est un bain de jouvence. Elle avait vingt-deux ans et arrivait de la Lozère. Odilon servait de chauffeur à l'écrivain. Un travail épuisant, puisque celui-ci l'appelait à toute heure du jour et de la nuit et n'hésitait pas à le faire rouler cinquante kilomètres pour admirer des aubépines, qu'il ne pourrait de toute façon pas approcher à cause de son asthme.
Et Céleste, pendant ce temps ? « La cuisine n'est pas son fort... ni le ménage (…) Que sait-elle faire, alors ? Absolument rien. »
Pourtant, la jeune femme est engagée pour livrer de petits colis partout dans la ville, et, peu à peu, elle passe de plus en plus de temps avec ce maître insupportable et tyrannique qu'elle porte néanmoins aux nues.
Chloé Cruchaudet a transposé en roman graphique de deux volumes la relation entre
Marcel Proust et
Céleste Albaret.
C'est une auteure que j'apprécie énormément. Dans cette histoire, l'originalité de son style est sublime. Pas de vignettes. Les dessins s'inscrivent sur des fonds d'encre (ou d'aquarelle) qui adoptent toutes les formes. L'arrivée des antiquaires sert de prétexte à remonter le temps et à plonger dans la jeunesse de Céleste. Les pages d'ouverture sont à dominante verte. Quelques touches de rose : c'est la jeune antiquaire, de noir, c'est la robe de Céleste.
Tout comme le paysage de Combray se matérialisait dans la vapeur d'une tasse de thé, le récit de Céleste se déploie à partir du café si serré qu'on dirait de l'encre, et qu'elle préparait pour son grand homme. Petit à petit, les couleurs se transforment, on passe au mauve, au noir et blanc en opposition avec le rouge flamboyant dans l'appartement de la Comtesse de Greffulhe. On croise Colette ou
André Gide, que
Chloé Cruchaudet traite avec une ironie mordante, lorsqu'il se traîne aux pieds de
Proust dont il avait refusé le premier livre.
Les différents dessins sont reliés par des lignes de textes ondulantes. Des paysages extravagants sortent de la tête de Céleste, de même que les rêves les plus étranges s'échappent du cerveau de l'écrivain, pour grandir, prendre vie, occuper des planches entières. Des citations tirées de «
La Recherche du temps perdu » émaillent les pages, comme les bruits qui irritent l'auteur, tels le craquement d'une lame de parquet ou la sonnerie du téléphone. La vapeur des fumigations crée un brouillard qui finit par noyer la pièce et se mue parfois en fantômes. Ce sont les souvenirs qui entourent
Marcel Proust et engendrent son oeuvre.
Cet album est, à mon avis, un pur chef-d'oeuvre dont je me suis régalée. S'il ne m'a rien appris que je ne connaisse déjà, il m'a promenée dans un monde magique que l'on quitte à regret. Mais pour se plonger immédiatement dans le deuxième volume.
Un vrai bijou à ne pas manquer, si vous aimez
Marcel Proust.