Félix Fénéon avait, autrement dit, des ressemblances avec Duchamp. (...) Ce que je ressentais de dégoût et de rage, ils l’avaient déjà ressenti, analysé, mis en système et épuré. Ils en avaient pris leur parti, de façon clandestine, et avaient décidé de faire la seule chose qui demeurait possible : agir à l’intérieur de la grande machine économique afin d’en détourner un peu de l’énergie vers l’inutilité de l’art. Ayant renoncé à réformer la société, même par le sang et la dynamite, FF était devenu marchand de tableaux, auprès de clients qu’il inquiétait par sa froideur mais qui respectaient ce gentleman sentencieux et strict. Cétait le dernier moyen qui lui restait de perturber légèrement la circulation de l’argent : prendre à de grands bourgeois pour donner à de jeunes peintres et permettre de la sorte que survive, à l’extérieur du monde sérieux, des êtres soustraits à son empire. Duchamp a fait de même, sans plus d’illusions : économie de survie que j’ai pratiquée à ma façon. Ce que l’on appelle, chez les gens comme il faut, le parasitisme, vivre aux crochets, abuser de la situation. Assurément, nous en avons beaucoup abusé. Mais n’était-elle pas abusive elle-même, cette situation qui prétendait nous astreindre à ses obligations, travail, patrie et famille ?
Duchamp fabriquait ses objets insensés avec de la ficelle, découpait des bonnets de bain en caoutchouc et prétendit exposer un urinoir de faïence aux Indépendants, l’ayant intitulé Fountain. Nous donnions le spectacle d’une puérilité aggravée jusqu’au crétinisme. Puisque l’humanité était tombée dans la folie du meurtre, nous ne pouvions faire mieux que de sauter dans l’absurdité. Entre le cimetière et le jardin d’enfants, nous avions choisi, probablement avec l’espoir que tant rajeunir nous tiendrait à distance de la mort.
Si j’ai jamais obéi à un idéal, ce fut celui de l’invisibilité: passer inaperçu, n’être pas plus qu’un spectre dans ce monde saturé de personnes épaisses et d’apparences lourdes.(...) A vingt-cinq ans, j’avais écrit que je serais toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux. Manière de dire que je ne voulais m’arrêter à aucun de ces états: n’être que le passage, la métamorphose. La métempsycose, en accéléré.
Il jugeait sévèrement tous ceux qu’il soupçonnait d’aspirer à une “bonne place” - c’était son expression, une “bonne place”, comme on le disait alors des valets de chambre et des cuisinières qui travaillaient dans une “bonne maison”.
Conférence de Philippe DagenLa BnF propose un cycle de conférences pour s'initier aux principaux courants artistiques et comprendre les oeuvres d'art en regard de lectures critiques. La seconde édition est consacrée aux questions d'identités artistiques au XIXe siècle et au début du XXe siècle.Cette séance revient sur les mouvements artistiques et intellectuels européens qui font écho aux cultures africaines, amérindiennes, eurasiatiques et océaniques, autour de la notion de primitivisme.Par Philippe Dagen, critique d'art au journal le Monde, professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Paris 1 Panthéon-SorbonneConférence enregistrée le 25 janvier à la BnF I François-Mitterrand
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