« J’attends, je cherche, ce qui veut dire que je ne peux pas chercher Dieu. La seule chose que je puisse faire, c’est croire en mes parents, et par amour pour eux (peut-être parce que je suis un idiot) observer les fêtes. Est-ce que ce n’est pas Dieu, ça ? Si cet attachement que j’aie pour mes parents est Dieu, je n’en sais rien. Tout, la peinture, la nature, la joie de vivre, etc. est peut-être Dieu ; mais si on en revient au « Grand Tout », cela se résume au mot « parents ». Bien sûr, la peinture peut être la chose la plus importante pour moi, mais cela ne me ramène pas moins à mes parents. Alors que j’ai encore mes parents devant moi, ce serait un péché de rechercher ce qui, selon la pensée humaine, entre dans cette notion de « Grand Tout ». Suis-je un peu limité, je ne le crois pas. Trop jeune, certes. »
Lettre à Ludwig Meidner, 21 avril 1925
[…] Nussbaum arbore pour la première fois, en 1928, dans un autoportrait, un masque ridicule et poignant, aux yeux fermés, au nez rouge et à la bouche entrouverte, qui cache la bas de son visage, mais par-dessus lequel il lance un regard interrogateur, disant la contradiction entre l’identité qu’il endosse, celle qu’il donne à voir, et la réalité intime des peurs qui l’habitent. Devenu un artiste sans patrie, le masque lui sert à exprimer les variations de ses états d’âme d’exilé, entre prostration et rébellion, et des procédures par lesquelles il fait face au difficile exercice de son art.
On ne saura dire assez combien sa peinture est tributaire de l’art allemand des années 1920 et 1930, hanté par les horreurs de la guerre. L’effondrement de la République de Weimar, les crises successives en Europe, la montée des fascismes constituent des matrices inquiétantes de la perversion des valeurs démocratiques et humanistes auxquelles avaient prétendu les régimes européens depuis le 19e siècle. Personnages ricaneurs et pantins, squelettes et croque-morts peuplent l’œuvre de Nussbaum, écartelée entre les atrocités de la Grande Guerre et celles de la guerre à venir, terrifiantes, inconnues, et pour ainsi dire inimaginables ; ces personnages incarnent aisément, et de manière parfois interchangeable, le cours des évènements.
La réflexion sur l’art de la Shoah tend souvent vers la quête de l’image de l’horreur ultime, mais ceux qui l’ont vue ne sont pas revenus. Il en est ainsi avec l’œuvre de Félix Nussbaum : il est de ceux qui ont entrevu et sont demeurés dans l’effroi. Il ramène de sa déportation dans le camp d’internement français de Saint-Cyprien, de mai à août 1940, le sujet de quelques toiles quasi métaphysiques, mais d’image de la mort infligée dans les ghettos et les camps d’extermination, il n’y en aura point. Déporté à Auschwitz avec son épouse, Felka Platek, le 31 juillet 1944, par le dernier convoi qui part de Belgique, il n’en reviendra pas.
Les nouvelles de l’arrestation, en août 1943, de toute sa famille à Amsterdam et de son transfert au camp de Westerbork, le confinement est insupportable, la certitude d’une issue inéluctable donnent naissance, dans une palette restreinte et délavée, à un groupe d’œuvres –représentation de son couple, évocation de ses parents- peuplée de personnages reclus aux visages livides et émaciés, aux yeux démesurés, aux corps amaigris, recouvert de tallit, de suaires ou de vêtement rapiécés, portant l’étoile jaune, souvent placés auprès d’une fenêtre dont les montants évoquent le motif de la croix, et qui n’attendent plus rien.
Conférence de Philippe DagenLa BnF propose un cycle de conférences pour s'initier aux principaux courants artistiques et comprendre les oeuvres d'art en regard de lectures critiques. La seconde édition est consacrée aux questions d'identités artistiques au XIXe siècle et au début du XXe siècle.Cette séance revient sur les mouvements artistiques et intellectuels européens qui font écho aux cultures africaines, amérindiennes, eurasiatiques et océaniques, autour de la notion de primitivisme.Par Philippe Dagen, critique d'art au journal le Monde, professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Paris 1 Panthéon-SorbonneConférence enregistrée le 25 janvier à la BnF I François-Mitterrand
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