Lorgner l'infini fait augmenter l'espace, la respiration, la tête de celui qui observe.
[...] Mais je ne réponds pas à la question de savoir ce que je fais là, je réponds à celle-ci : à quoi ça sert ? Voilà, pour moi, escalader a une valeur ajoutée, celle de ne servir à rien. Dans le grand atelier quotidien des efforts consacrés à un avantage, à un intérêt, l'escalade est enfin affranchie de l'obligation d'être utile. Elle désobéit à la loi de marché qui prévoit des contreparties à l'investissement, au risque. Escalader, c'est seulement àskesis que nous traduisons par ascèse, mais qui en grec n'avait rien de spirituel, et qui était en fait un exercice, une pratique. Il est gratis avec cette légère grâce qu'on recherche dans ses propres actes.
(Erri de Luca)
Pp 81-82
Quand j'arrive au sommet et que ce peu d'oxygène glacé entre dans mon corps, se fixe en sang épais et gonfe mon coeur, moi je sais que j'éprouve quelque chose qu'aucun homme ne peut ressentir.Je ne suis pas mère, je n'ai pas accouché, ma fertilité se perd tous les jours, mais là-haut moi je suis la montagne, je suis Nives la pierre, Nives la neige, je suis une mère nature qui visite la dernière marche sous le ciel. Là-haut je suis matière, terre mère, cellule mère, roche mère, branche mère, je suis tout le mère et quelque chose de plus que j'ai trouvé dans le dictionnaire.Je suis la voyelle e, la désinence féminine qui donne vie au monde, là-haut je plante le e au bout de tous les mots, de tous les pas, là-haut je sais que le monde est du genre féminin, il est force, lumière, atmosphère.C'est pourquoi je suis le e devant le nom d'alpiniste.
Nives Meroi.
Nous sommes de ceux qui, avant de se rendre, doivent s heurter très fort à l'impossibilité de poursuivre.
Tu es toujours un crachat dans l'océan et tu dois t'en remettre à son immensité.
Les bombardements aériens sur les villes ont été la bande sonore de vingtième siècle.
Le vent est une personne, Je lui parle, je raconte, je pense qu'il veut même écouter un peu. Je commence à chuchoter quelque chose, une prière, un bout de chanson et il me semble qu'il m'écoute, qu'il s'arrête un peu. Ou bien il crie plus fort en réponse, pour raconter à son tour. Sa fureur est un désir d'être écouté.
C'est beau de ne pas laisser de trace. Si je pense que les pas des premiers astronautes sur la Lune ont laissé des empreintes qui sont encore là par manque de vent et de pluie, je bénis les miens qui se recouvrent. La trace indélébile du gros soulier d'Armstrong est une idée fixe pour moi, je voudrais aller là-haut avec un balai pour l'effacer. (p. 37)
Nous sommes les escargots des sommets. (p. 18)
On meurt quand on ne demande plus. Le verbe de la vie, c'est demander, avoir une question, lancer le point d'interrogation vers le haut, assombri ou dégagé. Demander pour forcer la solitude, envoyer loin à voix basse la requête, parce que le souffle et non pas le cri va loin. Demander parce que ne pas demander c'est capituler. P84