Lorsque l'on pense à New York, on pense ébullition culturelle, mouvement perpétuel, réinvention continuelle.
John l'Enfer, un laveur de carreaux d'origine cheyenne, ne pense pas cela. New York, dans les années 1970, est une ville violente qui attire à elle toutes les merveilles et toutes les misères du monde. Depuis les buildings dont il lave les carreaux, accroché à eux par des ventouses,
John l'Enfer sent que la situation de la ville se dégrade. Il le sent littéralement, à travers le béton, le verre, le métal. Lui, dont le peuple est insensible au vertige, ce qui le rend immédiatement qualifié pour l'emploi qu'il occupe - et en cela New York est une assurance contre le chômage - voit même, depuis peu, ses collègues et congénères tomber des façades et s'écraser sur le sol. Au hasard d'un service dans un hôpital, il fait la rencontre de Dorothy Kayne puis d'Ashton Mysha. C'est avec ce trio que
Didier Decoin nous emmène dans les rues de New York.
Dorothy est docteure en sociologie. Elle est devenue aveugle, provisoirement, à cause d'un accident de surf tandis qu'Ahston Mysha, qui officie dans la marine marchande, soigne une appendicite dans la cité verticale. John et Ashton deviennent les yeux de Dorothy. A tous les deux, elle inspire des sentiments amoureux. Entre les deux hommes s'établit une rivalité bien naturelle, et pourtant fondée sur un respect mutuel qu'explique l'assurance qu'a chacun de ne pas pouvoir contenter Dorothy tout seul. Bien sûr, une peur les unit aussi, celle du jour où Dorothy retrouvera la vue, et les verra dans leurs apparences physiques, et non plus ne les imaginera grâce à leurs voix, à leurs souffles ou à leurs manières de bouger. Après des débuts prometteurs passés dans la maison de John situé sur Long Island, le trio retrouve New York, ses bas-fonds et ses dorures et s'entête à aller tout au bout de l'aventure. Pour John, celle-ci débute par la perte de son emploi à cause d'un patron peu scrupuleux. Ashton lui emboîte le pas : pour subvenir aux besoins, et donner à Dorothy ce qu'elle mérite, le marin polonais vend en viager ses organes à un docteur d'Atlanta.
Au-delà de l'errance de trois personnages atypiques dans une ville qui l'est tout autant par son histoire et son aspect,
John l'Enfer raconte en réalité ce qu'est New York et ce qu'est l'Amérique. Est-ce donc un hasard que les trois personnages en représentent l'identité complexe ? D'un côté la vieille Europe se retrouve en Mysha, marin polonais échoué sur le rivage. de l'autre, l'Amérique des origines, l'amérindienne, se retrouve à travers John. Dorothy, elle est l'Amérique neuve (la sociologie urbaine dont elle est spécialiste n'a rien à voir avec la nature des grands espaces), sans histoire ou presque (on ne connaît rien ou presque de l'histoire de Dorothy). L'Européen et l'Amérindien aiment l'Amérique, mais de façon différente : un seul veut la posséder physiquement. Dorothy a besoin des deux pour être soutenue et aimée.
New York est le quatrième véritable personnage de ce roman. La ville présente de multiples facettes, à l'instar de ses quartiers que Decoin explore : les docks de Manhattan, les ponts, Greenwich, Chinatown ... En réalité, New York est un vieux parchemin où s'écrivent toutes les histoires du monde, et que tirent à eux les candidats à l'élection municipale : d'un côté Ernst Anderson, chef des pompiers, un alarmiste qui redoute l'incendie ultime qui punirait l'arrogance de la cité (référence au feu purificateur) ; de l'autre, le sénateur Cadett, qui soutient le maire en place, personnage fantoche. le sénateur est un politicien dans toute sa petitesse. Par son obstination à survivre aux cataclysmes, à ne pas s'avouer vaincue, à contraindre l'apocalypse, New York signe la fin d'une certaine spiritualité. Elle est la capitale des frustrations, des injustices, de l'immoralité : et alors ? Dans la vaste ville, il n'y a que
John l'Enfer qui se préoccupe de cela. Ashton Mysha voit sa propre vie s'échapper sur le Vastitude, ce bateau sur lequel il officiait. Son monde c'était la mer. Quant à celui de Dorothy, celui des ténèbres, elle tente de s'y habituer. le monde de Dorothy n'est pas New York, car New York refuse la nuit. Les néons allumés ici et là rappellent les désirs et les plaisirs de chacun : la nourriture, la musique, le sexe. le coeur de New York bat encore puissamment lorsque les pires cataclysmes semblent la menacer.
Il y a, dans
John l'Enfer, une sorte de prophétie biblique en cours de réalisation. Il n'est pas improbable que nous assistions à l'effondrement de la civilisation : voyez ces signes, visibles (la fuite puis l'invasion des chiens, la montée menaçante des eaux souterraines, les poussières infimes qui encrassent les carreaux bien plus vite) et invisibles (la mythique lèpre de la pierre) dont le messager est un Amérindien laveur de carreaux. Ne nous étonnons pas de la modestie de son état : il est prophète car il peut prendre de la hauteur. Il est prophète car il est insensible au vertige sous toutes ses formes. Il est prophète car il parle d'une ville et d'un mal qui le dépassent.