Comment est-ce possible que, dans ma recherche déjà bien entamée sur la paternité, je n'aie pas rencontré auparavant cet ouvrage (précurseur et réédité), si fondamental, instructif, plus innovant que d'autres pourtant récents et tellement plus propice à la réflexion !
Les études ethnographiques montrent une variété impressionnante de figures paternelles et maternelles, de modalités d'instituer ou non la paternité, modalités que les premiers anthropologues ont mépris pour de l'ignorance de la réalité biologique de la fécondation. Encore fallait-il faire le pas de questionner la raison pour laquelle notre propre culture, sous l'emprise d'une idéologie scientiste, pose l'équivalence entre fécondation et institution de la paternité, alors même que nous savons que les structures juridiques et sociologiques du patriarcat ont produit, au fil de l'Histoire, des mécanismes divers d'institution de la paternité (par l'expression d'un acte de volonté, par le mariage religieux puis civil, l'adoption, etc.) ainsi que des narrations différentes et contradictoires concernant les « vecteurs de la paternité » : le sang, le sperme, ainsi que les « vecteurs de la maternité » : le lait, l'utérus, etc....
Cet essai part d'un double constat : que notre compréhension de la conception est tout aussi idéologique et subordonnée à une superstructure mythologique que celle des autres civilisations ; et que celle-ci a pour effet de minorer
la part du père jusqu'à un véritable déni de la paternité. Les phénomènes, « normaux » ou bien « pathologiques » qui démentent cette compréhension réductrice, tels la couvade, sont ridiculisés, exotisés, pathologisés ou simplement ignorés.
L'approche de l'étude est double : d'abord anthropologique, prenant en considération les différentes « théories de la paternité » selon les cultures, et identifiant de nombreuses figures paternelles répondant à la question : « Qu'est-ce qu'un père », figures réelles ainsi qu'imaginaires, y compris le dieu chez les Judéo-Chrétiens... Mais en parallèle, l'approche psychanalytique est adoptée pour approfondir, dans un détail très opportun, la « Normalité et pathologie paternelles » (Deuxième partie), avec un préférence pour la « normalité » dans l'analyse du phénomène de la couvade, à la fois rituelle et psychosomatique. Bien que l'interprétation psychanalytique fasse l'objet d'un chapitre spécifique de cette partie, je constate et apprécie que, vis-à-vis de la couvade et autres « 'acting' de la paternité », l'autrice embrasse toujours en même temps les deux approches, anthropologique et psychanalytique, ce qui a pour effet précisément d'éviter les écueils déjà mentionnés relatifs à ces phénomènes.
Cependant, les deux tiers successifs du livre, composant la Troisième partie, sont consacrés à la clinique, c'est-à-dire à l'étude de cas. Onze longs entretiens souvent doubles (à la naissance de l'enfant et quelques mois plus tard) avec des pères volontaires sont répartis selon les « situations » d'institution de la paternité suivantes : « les primipères » (comme on dit « primipares » pour les femmes) ; les « pas-encore-pères », où il est questions surtout d'IAD (insémination avec donneur), dans les deux cas d'hommes-receveurs et d'hommes-donneurs ; les « multipères » (avec ou sans IAD, avec la même partenaire ou des conjointes différentes) ; enfin les « plus-jamais-pères », c'est-à-dire des hommes rencontrés dans le cadre d'une demande de vasectomie (un seul entretien pour chacun des deux cas présentés, cas n° 10 et n° 11). Ces longs entretiens semi-directifs (avec une part d'association libre et une part de questions ouvertes), reportés sous forme retravaillée en sous-parties thématiques mais parfois avec un usage limité du verbatim (questions-réponses), toujours avec l'insertion de commentaires et interprétations de la chercheuse, ont permis d'atteindre trois objectifs : 1. l'identification de types (psychologiques et sociologiques en filigrane) qui, par leurs parcours biographiques et leur conception de la paternité, laissent clairement présager du « type de père » qu'ils ont été, sont, seront ou ne seront pas ; 2. les points communs et les divergences entre les individus sur certains aspects des « théories de la paternité » plus ou moins induits par les questions de la chercheuse : en particulier sur la question du don de sperme et des jeux de générations qui interviennent dans la conception psychanalytique de la parentalité ; 3. l'identification des « fantasmes des pères » repris en fin d'étude dans le chap. intitulé : « Derniers regard sur tous ces cas », à savoir : a) « paternité et maîtrise », b) « paternité et narcissisme (réassurance narcissique par la conception, blessure narcissique quand celle-ci est impossible ou jugée impossible) », c) « paternité et identification du père – au père, à la mère, au fils, à l'épouse, à une image d'adulte, à soi-même », d) « paternité et réparation (ou deuil) », e) « paternité et répétition », f) « paternité et autorisation (transgression ou dette), g) « paternité "entre hommes" (par femmes interposées) ». On le voit, le long traitement de ces cas, dont on se doute qu'ils ont été choisis parmi un échantillon bien plus vaste, est très fortement marqué par la psychanalyse.
Enfin, une courte partie conclusive, intitulée « Perspectives », se compose des très intéressants chap. suivants :
1. « La paternité occidentale » qui explore, en termes d'héritage chrétien, l'origine du mythe de la « paternité clivée et ambivalente » et y oppose la théorie extrêmement intéressante d'une « extraordinaire similarité des fantasmes des hommes et des femmes face à la procréation » (p. 283), notamment grâce à la contribution d'une certaine Th. Benedek, psychanalyste qui, dans les années 1950, avait publié des travaux biologico-psychanalytiques sur la maternité, posant l'hypothèse de l'identité des sources de la parentalité psychosexuelle entre hommes et femmes : une idée franchement d'avant-garde, me semble-t-il, qui serait aujourd'hui tout à fait en ligne avec la remise en question des stéréotypes opérée par les études de genre ;
2. « Les vecteurs de la parentalité », qui demande à la médecine de reconsidérer l'allaitement et l'apport de sperme pendant la grossesse ;
3. « Une futurologie de la parentalité » qui anticipe sur les conséquences de l'IAD, à l'époque à peine développée, mais par rapport à laquelle aujourd'hui on pourrait, par analogie, se pencher sur l'anticipation des conséquences de la GPA ;
4. « Vers un nouveau père ? », enfin, où j'ai été « bluffé » par la modernité de la réflexion sur ce qui s'appelait déjà les "nouveaux pères" au début des années 1980 (mon propre père, dix ans auparavant, n'était donc hélas pas aussi extraordinaire que j'aimais à le penser...), phénomène considéré comme « banal », au regard d'autres perspectives qui, me semble-t-il, ne sont toujours pas d'actualité.
Dans cette somme de sujets extrêmement intéressants, foisonnants d'inspirations et traités avec une clarté rare chez les psychanalystes, le seule petite surprise relativement décevante, c'est de n'avoir pas vu franchi le petit pas logique qui unirait « l'inflation paroxystique du rôle de la mère dans l'enfantement », par lequel « père et mère sont également floués » (pp. 290-291), avec le patriarcat et sa critique. À l'évidence, pour une raison qui m'échappe, l'autrice a voulu par là soigneusement se dissocier d'une quelconque affiliation féministe...