Trois hommes sont passés inaugurent une thématique plus noire dans la saga. L'album débute par la naissance de Jérémie, le fils de Chinook et de Buddy. L'intelligence de l'auteur nous fait ressentir ici une certaine élasticité temporelle liée à la solitude du couple en pays sauvage. Sept années vont ainsi passer en une planche (planche 3)
Trois hommes ont passés.
Nous connaissons Buddy Longway depuis deux albums, « Chinook » et « l'ennemi ». En traduction littérale Buddy Longway, c'est le bon pote et aussi le long chemin. Et effectivement, il semblerait qu'après avoir nourri la jeunesse avec Yakari,
Derib ait souhaité prolonger son inspiration en territoire indien, mais dans un contexte beaucoup plus adultes. Il nous fait pour cela partager le quotidien d'un « bon pote » mais dans une inspiration qui durera aussi longtemps que possible, peut-être même une vie.
Trois hommes sont passés intervient comme une charnière, déjà par un titre sans équivoque lorsqu'on mesure la solitude du couple Buddy Chinook. Dans ces territoires c'est l'inconnu, et a fortiori l'homme inconnu qui devient l'ennemi. Dès le titre, dès la première planche,
Derib pose la base de ce qui sera susceptible de devenir un enfer pour ses personnages.
Pour décrire rapidement l'action, la première planche s'ouvre sur la naissance de Jérémie (que nous ne voyons pas pour le moment, la vue en plongée (d'hélicoptère…) nous montre une petite cabane, un corral avec deux chevaux, une cheminée qui fume, et un gros « OUUIIIIINN ! ». Autour, trois vignettes : un ours, un chamois (pronghorn ?), une marmotte, le tout bien sûr dominé par la massive présence d'un aigle survolant la planche. Tous sont attentifs, c'est la naissance de Jésus un peu, le début de quelque chose de neuf pour Buddy et Chinook : le fruit métis de leur amour possède déjà ce pays qui le voit naître, regardez, les animaux sont déjà là qui observent avec intérêt. « Je crois que les habitants de la montagne ont su en même temps que moi que notre fils était né » écrit
Derib en bas de planche.
Mais en exergue, le lecteur sait que ça ne durera pas, ça ne peut pas durer parce que : trois hommes sont passés. Et cette nature, qui ne semble pas si sauvage que cela, elle observe vous dis-je, elle est toute disposée à accueillir le jeune prince, un peu à la façon de Grand Aigle avec Yakari d'ailleurs. Jérémie est accueilli par la nature sauvage en personne, et comme avec
Derib l'économie est maîtresse dans la narration, cela aura forcément un intérêt ultérieur.
Avec la naissance de Jérémie,
Derib va illustrer d'une seconde façon sa grande science du découpage et de la narration : toute la petite enfance de Jérémie va être résumée par ces quelques mots : « sept ans passèrent ». Avant d'y revenir plus en profondeur, il est à noter d'emblée que si cet événement sert évidemment le récit, l'ellipse temporelle dilate le temps et permet aussi au lecteur d'envisager le quotidien du couple d'une façon plus floue et au final, la vie de ce couple qui passe sept ans à élever un petit garçon dans une cabane nous renvoie quelque part à une sorte de temps primitif, dilaté, perdu aussi.
Derib se sert de cette ellipse qui finalement ressemble davantage à une éclipse pour centrer son récit sur la solitude de ce couple qui ne doit attendre d'aide que d'eux même.
Or, vous le savez, Trois hommes sont passés.
L'articulation de la série fonctionne comme suit : un homme blanc rencontre une femme indienne, ils s'aiment et décident de poursuivre leur union dans le grand ouest, presque aux pieds des Rocheuses. Lorsque votre héros se nomme « long chemin », que vous avez décidé de l'accompagner une grande partie de sa vie, l'envoyer dans la solitude de l'ouest sauvage n'est peut-être pas la plus habile des idées pour lui constituer une histoire pleine de rebondissements.
C'est pourtant le choix assumé de
Derib, qui au travers de Buddy va tenter de déployer en texte et en image la condition de pionnier, laquelle recouvre les notions d'aventures, de danger, d'immanence, de vacuité, de survie, etc etc. Bref,
Derib se confronte à des notions avant même de pouvoir imaginer ses scénarios. C'est l'un des intérêts majeurs de cette série parce qu'elle est avant tout la relation du réel, d'une vérité crue, condition d'existence de ces pionniers.
Reste maintenant à y inscrire une histoire, or, trois hommes sont passés.
Un soir que Buddy est parti chasser avec Jérémie, ils tombent au retour sur une jeune louve qui, poussée par la faim, tente de s'en prendre au jeune garçon. Buddy l'abat alors qu'elle s'élance, crocs en avant. La famille recueille un jeune louveteau : « c'est ainsi que le louveteau entra dans notre vie… Très vite, Jérémie et lui devinrent inséparables… »
Evidemment Jérémie avait besoin d'un jeune frère pour parfaire son apprentissage, Yakari avait bien Petit Tonnerre. S'en suivent quelques planches de bonheur enfantin, et lorsque le louveteau se prend au piège dans un vieux tronc d'arbre en poursuivant un lièvre, on distingue déjà trois silhouettes montées qui se profilent dans le lointain.
« Ne tire pas…
…ce jeune loup est apprivoisé ! » sont les mots de Buddy que l'expérience avait évidemment alerté et qui surveillait la scène du haut d'un rocher.
S'en suivent deux planches vraiment réussies dans lesquelles
Derib va faire étalage de tout son talent graphique : plan large façon scope, caméra isolée sur chacun des trois hommes, gros plans et de nouveau cette fameuse vue d'hélicoptère pour conclure. Tout ça dans une tension incroyable dont est d'emblée exclue Jérémie : Buddy protège l'enfant, lequel ne réapparaitra qu'à la dernière vignette de la planche 15 : « tiens petit !
- Qu'est-ce que c'est papa ?
- … du sucre d'orge ! »
Derib nous a présenté ces trois hommes, ces hommes-là sont civilisés et d'emblée, ils veulent acheter : « combien pour ton daim trappeur ? », et ils donnent aussi (le sucre d'orge). Voilà un jeune enfant, Jérémie, qui ne connaît de la civilisation que celle, réduite, de son petit cercle familial et celui-ci se retrouve projeté en quelques cases dans l'univers ultra-dur de ces chercheurs d'or. D'ailleurs
Derib ne s'attarde pas sur cette rencontre puisqu'ils libèrent ses protagonistes de suite, les laissant poursuivre leur chemin. Un peu plus tard, le louveteau mordra Jérémie :
l'appel de la forêt, ou de façon plus terre-à-terre les hormones mâles qui commencent à le titiller. Jérémie perd son seul ami et Chinook, comprenant le désarroi de son fils, décide Buddy à rallier sa tribu Sioux pour participer à la grande chasse aux buffalos.
Au retour de cette chasse, la famille voit son foyer occupé par les trois chercheurs d'or.
Difficile ici d'en dire plus sans dévoiler la fin de l'intrigue, sachez seulement qu'à la façon de
Rick Bass qui écrivait fort justement : « il faut toujours refermer ce qu'on a ouvert - à moins, bien sûr qu'on ne veuille, peut-être, laisser un élément se faufiler dans le chapitre suivant, ou même s'enfoncer dans la nuit pour ne plus jamais reparaître. Les choses qui comptent, cependant, - les articles de fond, l'intrigue, le bétail-, il faut toujours leur fermer la clôture au nez, ou du moins la refermer quand on en a fini." ,
Derib va parfaitement refermer chaque élément ouvert par son intrigue.
Trois hommes sont passés date du milieu des années 70. A l'époque, peu de séries s'adressent directement à un public plus adultes et les périodiques, dont les lecteurs vieillissent doivent tacher de se renouveler. Ainsi au Journal de Tintin, des séries comme Lester Cockney, Jonathan ou Olivier Rameau viennent parler directement à ce nouveau lectorat et ouvre des perspectives plus adultes. Trois hommes sont passés s'inscrit tout entier dans cette logique : le ton est dur, l'idéal heureux ressemblant davantage à une volonté qu'à un objet atteignable, Buddy et sa famille vont devoir vivre dans un monde âpre et dur, ils vont se frotter d'abord aux éléments naturels (imaginez donc la vie dans les Rocheuses sans eau ni électricité…) et sans le filtre « jeunesse », cette nature paraît bien plus hostile. Buddy doit tuer pour se nourrir, tout comme cette louve affamée tente un dernier coup en sautant à la gorge de Jérémie. Buddy l'abat et fait du louveteau un orphelin.
Avec Buddy Longway,
Derib ne va cesser d'enseigner à son lectorat toute la difficulté de survivre dans un monde naturel. Si les comparaisons littéraires viennent alors facilement :
Jack London,
Kessel,
Stevenson, mais aussi Lewis et Clark dans leur fameux Journaux, tous ont abreuvé
Derib de cet ouest sauvage, la réciproque illustrée ne parait pas si évidente. En effet, il aura fallu attendre Blueberry des immenses Charlier et Giraud pour découvrir en bande-dessinée la dureté des relations humaines des Territoires situés à l'ouest du Mississippi.
Derib quant à lui va réussir pour la première fois à représenter aussi bien une histoire cohérente et adulte qu'une nature beaucoup moins idyllique que chez Yakari ou (me manquent là quelques exemples de publications directement orientées jeunesse et qui idéalisaient le rapport à la nature). Avec Buddy Longway, toutes les dimensions d'une histoire en bande-dessinée vieillissent d'un coup : âpreté des relations humaines, sujet adulte, représentation objective de la nature.