Diderot a rédigé ce texte comme une suite fictive au célèbre Voyage autour du monde que Bougainville a écrit après avoir réalisé le premier tour du monde français et avoir notamment exploré l'île de Tahiti.
Supplément au voyage de Bougainville est un texte hybride comme seul
Diderot sait les concocter, mi récit de voyage, mi conte philosophique, mi réel, mi fictif, et dans lequel, encore une fois, il use de cette forme quasi maïeutique — et très efficace — du dialogue.
Deux individus, A et B, lisent et discutent de cette suite qu'ils ont entre les mains (une suite qui comporte deux récits). Comme souvent
Diderot joue avec les formes et les règles, il s'en affranchit, on ne sait pas vraiment ce qu'on a entre les mains, un espèce de bébé hybride, mais peu importe car cet affranchissement est souvent au service d'un contenu plus important.
Et ce dont il va s'agir ici ce sont des moeurs des Otaïtiens, de leurs moeurs non entachées —si l'on peut le dire ainsi —, par celles des autres civilisations, des moeurs restées quasi à l'état de nature. On lit leur absence de religion, leurs codes et leurs critères sexuels extrêmement souples voire totalement libérés, leur vie matériel simple, et en même temps que l'on découvre leurs us et coutumes on découvre les interrogations que cela soulève chez les deux individus, (qui forment en quelque sorte les deux faces d'une même réflexion). Puis ils liront les deux récits qu'ils ont en mains où on découvrira les échanges directes entre d'une part, un chef otaïtien et un aumônier français et d'autre part, un vieillard otaïtien qui livre un diatribe sanglante aux européens lorsqu'ils s'en vont de son île. Deux récits dans lesquels on pousse encore plus loin la réflexion amorcée dans le dialogue des deux amis, car à travers la voix des otaïtiens — quoique un peu européanisée (le subterfuge ne peut pas être parfait) — il s'agit d'une critique et d'une remise en question féroce du mode de vie occidental et même plus largement des peuples dit civilisés. Étriqué et tiraillé au milieu des “trois codes” ; moral, civil, et religieux que
Diderot illustre.
État de nature vs état de culture, homme civilisé qui se confronte à l'homme “sauvage”, y en a t-il un supérieur à l'autre ?
C'est tout ce que renferment ces échanges aussi passionnants qu'instructifs dans lesquels toutes nos certitudes sont mises à mal. Car même pour le lecteur d'aujourd'hui — et c'est en ça que j'ai été très marquée —, il pousse à une intense réflexion durant la lecture, où l'on en vient à se demander ce que signifie finalement la liberté, si elle a même une définition, si elle est possible ou si l'homme est voué à perpétuellement s'auto emprisonner dans des carcans toujours plus absurdes crées de toutes pièces, mais pour autant une absence totale de règles est-elle vraiment préférable ?, et qu'elle est la part de règles naturelles et de règles artificielles ? Bref, je n'avais qu'une envie : m'immiscer dans la discussion et être l'interlocuteur C.
Diderot a choisi une forme extrêmement judicieuse, dans laquelle sans prendre parti, du moins sans que cela se voit, ni orienter le lecteur, il éveille et montre les contradictions flagrantes des mentalités de son temps, de l'hypocrisie sous jacente qui a parfois totalement englouti le sens tant de codes pourtant largement assimilés. Mais pas que, car à l'inverse, par exemple, il pointe du doigt l'épineuse et délicate question de l'inceste, qui si elle a le mérite d'être soulevé, nous incite à penser que tout ne serait pas nécessairement enviable à un état de nature total. En somme ce n'est pas tant une critique gratuite qu'une remise en cause profonde et ouverte que l'auteur livre ici, car rien n'y est binaire et encore moins démagogique.
Moi qui avait eu un quasi coup de coeur pour
Jacques le fataliste, beaucoup aimé
La religieuse et apprécié
le neveu de Rameau, j'avais assez hâte de découvrir ce célèbre
Supplément au voyage de Bougainville. Et quelle lecture. Rarement une fiction aura suscité en moi autant de réflexion. Et si le pari ou le but de
Diderot était d'ouvrir des perspectives ou d'élargir les horizons, c'est pleinement réussi.
Bref, lisez ce livre !