J'ai redécouvert récemment le livre de
Marc Petit, "l'
Éloge de la fiction", je suis sûr que depuis le bordelais, où il a trouvé refuge, cet éloge, il le verserait aujourd'hui à ce très beau "Frère d'âme", à cet agrégé de lettres,
David Diop, qui dresse une fiction d'une puissante originalité où l'intrigue entraîne le lecteur vers des fulgurances quasi mystiques. La vérité de Dieu, scandé par Alfa Ndiaye, devient un psaume où tout un continent se lève pour dire plus jamais ça, plus jamais cette souffrance, plus jamais cette obligation comme un sacrifice ultime de tuer son frère.
Et Mademba Diop m'a chaque fois répondu que ce n'était pas l'ennemi d'en face que je devais tuer, que c'était trop tard, que l'ennemi avait eu sa chance de survie. Celui qu'il fallait désormais que je tue, que j'achève, c'était lui, Mademba.
Cette phrase citée aussi par notre ami lecteur Palamède recentre le livre vers son point d'orgue.
J'exprime une profonde reconnaissance aux jeunes lycéens d'avoir élu ce livre, en me posant une fois encore cette question, comment le jury du Goncourt si instruit a pu écarter ce roman qui ose aborder les questions essentielles à l'homme d'aujourd'hui, tout en livrant un texte d'une étonnante trame romanesque.
Ce n'est pas un texte spécifique sur la grande guerre, ni un texte écrit pour édifier une stèle aux tirailleurs sénégalais, la guerre n'offre que le décors, le fond d'écran. le texte nous plonge dans une réalité universelle où les antagonismes s'alimentent de l'hostilité ou du dialogue permanent entre ceux qui ont des yeux bleus et ceux qui ont les yeux noirs. Les différences, l'inconnu, l'étranger, il faut les combattre, les achever même au prix de son propre frère, comme s'il fallait payer le prix de sa tranquillité et comme si sa propre tranquillité ne pouvait exister que par l'effacement de l'étrange étranger.
Convaincu par cette perception de l'oeuvre de David Diop, c'est toute l'actualité d'aujourd'hui que l'on voit défiler. Après les exploits réalisés par Alfa Ndiaye, c'est la peur qui monte des tranchées. Une peur impalpable secrète, une odeur de cendre, de mains brûlées, gagne le propre camp d'Alfa, comme une interrogation muette à quoi joue-il, personne ne se sent à l'abri, fini les rires de ses compagnons après les 2 premières mains coupées.
Oui j'ai compris "par la vérité de Dieu", que "sur le champ de bataille on ne veut que de la folie passagère. Des fous de rage, des fous de douleur, des fous furieux mais temporaires. Pas de fous en continu dès que l'attaque est finie, on doit ranger sa rage sa douleur et sa furie. La douleur est tolérée. Mais la rage et la furie on ne doit pas les rapporter dans la tranchée, explique Alfa page 59".
Quand le capitaine Armand a vu que la raison de Ndiaye s'enfuyait, que la croix de guerre chocolat, Ibrahima Seck, s'enferrait dans la peur, alors il lui a offert une permission, le conteur Alfa ajoute, "j'ai su que le capitaine ne voulait plus de moi dans les tranchées."
"Jean-Baptiste nous criait : bande de cons vous avez tous serré la main d'un ennemi, vous devez tous passer en cour martiale. Jean-Baptiste a partagé son rire avec moi, Jean-Baptiste partageait son pain avec moi, seul Jean-Baptiste a fait plus que de me taper sur l'épaule, quand j'ai rapporté le corps éventré de Mademba Diop dans la tranchée."
"Jean-Baptiste n'est pas resté longtemps mon ami, parce que Jean-Baptiste est mort il est mort d'une mort très très laide, il est mort avec ma main ennemie accrochée à son casque, Jean-Baptiste aimait trop rire, trop faire l'idiot dira t-il page 71"
les pages qui suivent son retrait des combats, est un long monologue sur le sens de sa vie, et l'histoire de sa famille. Cette convocation de son passé est comme la confirmation, qu'il a été, là-bas en Afrique dans le village de Gandiol où il a grandi un homme ordinaire, veillant sur son frère d'adoption Mademba, où encore il se souvient de la magnifique Fary, désobéissant à ses pères en se donnant à lui.
Dans ce magnifique roman à l'écriture sans cesse émouvante ou drôle, Diop a voulu mettre à l'épreuve les regards qui s'affrontent. La vérité des êtres expriment des peurs, qui vous paralysent, ou à l'inverse vous galvanisent. La mort est porté par Alfa, désormais je nous pense, lui Mademba est moi, et moi suis lui.
"Par la vérité de dieu" rythme une musique, une cadence, telle un choeur antique, comme une poésie déclamée, éclairant l'univers de David Diop d'un chant devenu universel.