Le choc de l'instant m'a imposé des images crues et déchirantes, qui ont fait effraction
« Ce livre est celui d'une héritière malgré elle, qui, se sentant subitement reliée à une histoire plus vaste que la sienne, a tenté d'ouvrir les yeux et les oreilles sur ses contemporains au sens large, toutes générations confondues, ceux, qui vivent aujourd'hui et qui ont pu avoir une vision du monde, à un titre ou un autre, modelé par le vécu d'un membre de leur famille, appelé en Algérie »»
A partir d'entretiens,
Florence Dosse nous propose un livre, sur la mémoire, sur « une mémoire de la mémoire ». La première partie « donne la voix aux appelés qui racontent à la fois leur vécu et la façon dont ils l'ont assimilé, parfois évoqué, le plus souvent tu, pendant et après guerre », la seconde « concerne les femmes, qui ont été contemporaines de la guerre et ont pu en ressentir les soubresauts à distance sur la scène métropolitaine », la dernière « rend compte de ce dont les enfants des appelés d'hier ont hérité de ces mémoires croisées, individuelles et collectives ».
Avant d'en venir aux propos de l'auteure, je voudrais revenir sur cette histoire dénaturée, non seulement par ceux qui prônaient l'Algérie Française, ceux qui ont entamé et/ou poursuivi cette guerre contre l'indépendance nationale de populations colonisées (SFIO), mais aussi ceux, comme le PCF, qui nièrent la “nation” algérienne, votèrent les pouvoirs spéciaux pour assurer le maintien de l'ordre, de l'ordre colonial, se prononçant très tard contre l'intervention de l'armée.
A l'inverse, elles et ils ne furent pas nombreuses et nombreux, celles et ceux qui ont soutenu les algérien-ne-s révolté-e-s contre le pouvoir colonial, le FLN dès la fin de l'année 1954. Il leur fallut du courage pour assurer des actes de solidarité active, quelque fois sous des formes inattendues (construction d'une usine d'armes au Maroc, fabrication de faux papiers, voire de fausse monnaie, sans oublier les porteurs de valise, les hébergements de clandestins, etc.), pendant que d'autres, avec retard manifestaient sous des banderoles “Paix en Algérie”. La paix mais pas l'indépendance de l'Algérie ni le soutien à la lutte d'autodétermination des populations algériennes. (sur ce sujet voir le beau livre de
Sylvain Pattieu:
Les camarades des Frères : trotskistes et libertaires dans la guerre d'Algérie (Syllepse 2002).
La mémoire ici, c'était, jusqu'à un temps récent, Charonne mais pas le massacre du 17 octobre 1961.
Ces éléments, évoqués avec d'autres mots par l'auteure, ne me semblent pas sans conséquence sur l'activation ou non de la mémoire, sur la légitimité ou l'illégitimité de quelques années de vie.
D'abord le silence « Ce silence est spécifique et composite : silence individuel silence social, silence politique se sont mutuellement renforcés et l'ont emporté sur les prises de parole, parfois vives et révoltées, apparues dès les premières années de la guerre. »
Et le silence officiel orchestré par des lois « il a été clairement signifié que le rappel des faits et la poursuite des tortionnaires par leurs victimes sont interdit ».
Florence Dosse a bien raison d'indiquer que ces lois « viendront resserrer les verrous autour d'une mémoire indigne et l'enfouir dans le silence des mémoires individuelles ».
L'auteure détaille le « vivre avec » dans un contexte de « mésécoute générale ». Elle remonte le fil du temps, de l'arrivée en Algérie, la découverte de l'autre, le quotidien à l'armée comme rite de passage à l'âge adulte, les perceptions, les permissions et les approches de la libération.
En renvoyant tantôt au passé, tantôt à sa mémoire, tantôt aux occultations, l'auteure construit une perspective qui oblige à questionner à la fois l'histoire et sa transmission.
Ces questionnements ne sont pas seulement abstraits, « Si se découvrir un père qui a tué – même en situation de guerre – n'est pas une chose simple à admettre, la question de la torture est plus difficile à soulever encore : apprendre que son père a pu être amené à se conduire en tortionnaire marque un degré de plus dans l'assimilation d'une réalité terrifiante. » ;
Des mémoires, la mémoire comme construction sociale. Des parcours individuels et aussi une évocation pertinente de ces réalités, là-bas et ici, de ce que fut cette sale guerre et quelques uns de ses prolongements…
Un ouvrage passionnant de plus dans la belle collection Un ordre d'idée.