Elle se tourne brutalement vers sa mère, elle pleure blottie contre elle. Et puis elle crie encore tout bas :
– Mais pourquoi tu l'aimes comme ça et pas nous, jamais...
La mère ment :
– Je vous aime pareil mes trois enfants. L'enfant crie encore. À la faire se taire. À la gifler.
– C'est pas vrai, pas vrai. Tu es une menteuse... Réponds pour une fois... Pourquoi tu l'aimes comme ça et pas nous ?
Silence. Et la mère répond dans un souffle : – Je ne sais pas pourquoi. Temps long. Elle ajoute :
– Je n'ai jamais su...
Il dit qu'il sait ce qu'elle a en ce moment, ce désespoir, cette peine. Il dit que c'est ça, quelquefois, à une certaine heure de la nuit, ce désarroi, qu'il sait comme on est perdu. Mais ce n'est rien. Que c'est comme ça pour tout le monde la nuit quand on ne dort pas
"Rien faire, c'est un métier. C'est très difficile."
C'est un jeudi après-midi. Presque toutes les pensionnaires sont en promenade.
C'est un endroit couvert de la pension vide, d'où arrivent les voix des deux jeunes filles et un air de danse. Dans un coin, dans le soleil, il y a leurs sandales défaites, jetées là. Elles sont pieds nues sur les dalles du couloir. Elles portent des robes ultra courtes de la mode d'alors, en coton clair. Elles dansent.
- Vous devriez le savoir Monsieur, même l’amour d’un chien, c’est sacré. Et on a ce droit-là – aussi sacré que celui de vivre – de n’avoir à en rendre compte à personne. (p. 169)
Prisonnier dans sa différence avec les autres, seul dans ce palais de sa solitude, si loin, si seul qu’il en est comme d’une naissance de chaque jour, de vivre.
Elle retourne la main, très délicatement, elle regarde l'envers de cette main, l'intérieur, nu, elle touche la peau de soie recouverte d'une moiteur fraîche.
Elle dit :
- J'aurais aimé qu'on se marie. Qu'on soit des amants mariés
- Pour se faire souffrir
- Oui . Se faire souffrir le plus possible
- Peut-être en mourir.
Devant nous quelqu'un marche.
C'est une très jeune fille, ou une enfant peut-être. Sa démarche est souple. Elle est pieds nus. Mince. Peut-être maigre. Les jambes...Oui...C'est ça...Une enfant. Déjà grande.
Elle marche dans la direction du fleuve.
C'est en 1930.
C'est le quartier français.
C'est une rue du quartier français.
L'odeur de la nuit est celle du jasmin.
Mêlée à celle fade et douce du fleuve.