DU FOISONNEMENT DES SOUVENIRS...
Il existe des éditeurs, méconnus du grand public, rares, modestes et géniaux, dans leur présentation douce, leurs formats inhabituels, leur catalogue, surtout, leur "fonds" comme on le disait encore en des temps pas si lointain où le monde de l'édition n'était pas seulement obnubilée par le prochain "coup littéraire", par l'énorme succès à venir, par LE texte à lire aujourd'hui (parce que, bien souvent, demain c'est trop tard et que ça n'en vaut plus franchement la peine. Bien évidemment, le monde patient et marginal de la poésie, ses ventes frisant le dérisoire selon la tyrannie des chiffres et des volumes, permet, paradoxalement, de demeurer tels des phares au beau milieu des tempêtes de papier noircis d'encres, et de se ficher comme d'un guigne de cette suractivité de l'instant, cette dictature des modes et de l'Evénement.
Il existe des éditeurs tranquillement agissant, plusieurs décennies durant, qui jamais ne perdent le cap, quelles que soient les difficultés, quels que soient les drames. Assurément, les éditions de l'Escampette sont de ceux-là et c'est vraiment avec un plaisir immense que l'humble lecteur que je suis se retrouve avec l'un de leurs ouvrages - une petite merveille - parmi les plus récents :
L'encre des rues de l'américain
Stuart Dybek. Cette mise en jambe en forme d'hommage mille fois sincère d'un simple (mais assidu) lecteur en direction d'une bien belle maison d'édition poitevine afin de les remercier chaleureusement de l'envoi du recueil sus-cité à l'occasion de la Masse Critique du mois de Janvier organisée par notre irremplaçable Babelio.com !
C'est ici que furent confectionnés
les vêtements que l'on porte en rêves fugitifs
manteaux planant à la manière de cerfs-volants,
écharpes filant à l'horizon comme des traînes de vapeur,
robes gonflées telles les spinnakers d'un voilier.
C'est par les cinq vers de cette première strophe d'un poème intitulé La Cité des vents, c'est à dire le Chicago de son enfance, le Chicago des premiers émois, le Chicago de la misère, celui de sa grand-mère, celui des communautés, des rues borgnes et des violences quotidiennes, le Chicago des pauvres, le Chicago en friches, parfois, plus subrepticement, le Chicago inaccessible des riches... mais n'allons pas trop vite en besogne ! Cinq vers, libres comme le vent, afin de donner le ton de cette longue et lente remontée dans le temps d'avant, les souvenirs fragiles et profonds malgré tout, ceux par lesquels on avance en lignes plus ou moins droites, à coup de rêves ou de modernité.
Immédiatement après cette mise à l'eau maritime, c'est par une belle tentative d'autobiographie poétique que ce poète américain, né à Chicago dans une famille d'immigrés polonais, se dévoile un peu. «Je n'ai rien voulu oublier» nous affirme-t-il, et c'est d'ailleurs bien souvent à un indispensable exercice de remembrance que
Stuart Dybek nous convie, de choses vues plutôt qu'entendues (quoique) :
Ce qui a pu être dit
fut abandonné comme excédent de bagages,
(...)
Il convoque ainsi toutes sortes de moments particulièrement forts en images tour à tour tristes, décalées, tendues, sordides, émouvantes, sombres, tendres, violentes mais sans lyrisme faux, sans euphémisation inutile de l'existence, sans prendre de gant ni de pose ni de faux-semblants. Ce sont des moments de vie crue, féroce, aussi véridiques que possibles, traversés bien souvent d'un amour véritable à l'égard de ce humbles dont il nous dresse le portrait, que ce soit à travers cet acte si simple et si attachant d'une mère épongeant son enfant au sortir du bain ou ce premier baiser que se donnent deux adolescents découvrant les vertiges amoureux, ou encore ce détail aussi anodin que tragique du jeune homme se rendant compte que son oncle va être enterré sans ses «shosea» (lire chaussures : le mot entremêle anglais et polonais), ou, plus loin, décrivant des instants d'amours tarifées... On y trouve aussi beaucoup d'objets ou d'animaux a priori insignifiants mais qui font sens, de manière viscérale, dans l'esprit du poète. Ainsi de ces cabines téléphoniques qui ont, comme partout ailleurs, presque intégralement disparues avec l'arrivée foudroyante des téléphones portables ; plus loin, ce ne sont que quelques abeilles visibles dans l'une de ces innombrables friches que compte Chicago, au point qu'on peut pour ainsi dire parler de campagne à la ville, ou bien une nuée d'oiseaux ; plus tard, c'est un bas nylon, promesse d'un corps par lui habillé ou d'une mort par strangulation ; le temps d'après, il est temps de prier vêpres...
Aussi crue et bouleversante que soit la poésie de
Stuart Dybek, jamais elle ne cède à la facilité, jamais, non plus, à la vulgarité ni à un déferlement de violence explosive. Bien plus efficace que quelque cri de haine ou de désespoir, c'est dans les interstices que le poète affirme la brutalité et la douleur de ces vies souvent brisées, désenchantées, languides des quartiers pauvres qui forment l'essentiel de ses souvenirs :
Un homme sort de la lumière au soleil,
une lumière qui ruisselle comme la grâce,
les yeux encore écarquillés vers l'azur
accroché au travers du vide de l'espace,
il entre dans un silence
qui commença par un sanglot
traînant encore un reste de musique
bien que réduit au soupir
d'un accordéon
que l'on replie dans son étui.
On se laisse peu à peu gagner par cette lecture subtile des émotions, par ce train-train quotidien où des drames d'apparence insignifiante se jouent sans cesse, pour peu que l'on soit attentif, le regard en alerte, l'ouïe à la recherche de cette petite musique insidieuse des villes - un angélus, «le pizzicato d'ailes contre les moustiquaires», la «voix de soprano» des fourgons de police qui «atteignait la perfection du cristal» -, alors que c'est en silence que le poète sait qu'il peut balancer entre deux alternatives :
Comme le savent les rêveurs, il est possible
de se précipiter en silence vers le désastre
tout comme vers le désir.
Bien souvent, il vient au lecteur que
Stuart Dybek lui propose une sorte d'étrange et passionnant «
Je me souviens» mais, a contrario du texte bien connu de
Georges Pérec portant ce titre, les récurrences du chicagoan sont tout à la fois très intimes et très engageantes, bien que par une sincère modestie, il s'en défende, estimant son «histoire inachevée racontée en une prose de liste d'épicier»... On en est pourtant très éloignée, d'une telle prétendue liste, même si c'est l'effet que lui inspire ce retour indispensable sur lui-même et les images de son passé à l'orée de l'ultime et bouleversant poème d'une série de neuf textes intitulés - comme s'il devait s'excuser auprès du lecteur de lui avoir infligé une "autobiographie" en introduction - : Anti-mémoire !
Mais nous ne le suivrons pas sur ce terrain, bien qu'il y développe aussi l'impossibilité qu'ont les mots de tout exprimer, «l'oublié, l'irrachetable, l'ordinaire», car une fois posé ce court, affreusement trop court, recueil, on se prend soi-même au jeu tout aussi bien délicieux que tragique de la souvenance et de la nostalgie, même s'il est vain de tâcher d'oublier cette antienne universelle, que cette belle composition autour du temps qui passe et jamais ne revient :
dans la nuit des villes
la règle est toujours : continue d'avancer.
Et le lecteur parcouru de sentiments et d'impressions tendus comme la corde d'un arc de laisser couler dans ses veines le parfum saisissant de
L'encre des rues...