Après l'amusant et ironique "
Vie de Gérard Fulmard", je poursuis ma découverte d'
Echenoz avec "
Ravel", un opuscule de 124 pages portant sur les dix dernières années de la vie de Maurice
Ravel (1875-1937). Changement de registre, on passe à la biographie, sérieuse, sobre, style alerte, beaucoup de scènes de la vie quotidienne, on se perd souvent dans l'anecdotique, on vit des scènes qu'on oubliera sitôt lues, mais la lecture est fluide et on referme vite le livre avec le sentiment d'en savoir un peu plus sur
Ravel : insomniaque, solitaire, discret, humble, exigeant, toujours parfaitement habillé : "Il est un homme sec mais chic, tiré à quatre épingles vingt-quatre heures sur vingt-quatre."
J'ai préféré les vingt dernières pages qui abordent au pas de charge la perte progressive de ses facultés ( pertes de mémoire et de la maîtrise de ses gestes), la déchéance, la lente extinction des feux, le drame humain. Une ultime opération chirurgicale avec trépanation dont
Ravel ne se remettra pas, et c'est fini.
J'ai préféré Gérard (Fulmard) à Maurice.
Je terminerai par un extrait savoureux que je n'ai pas vu parmi les 31 citations déjà proposées. C'est le premier paragraphe du roman, qui commence réellement ainsi. Ce passage illustre le style
Echenoz, la précision du vocabulaire, le sens du détail, l'humour, cette façon décalée ou ironique de voir le monde. Parler de
Ravel de cette façon, c'est évidemment d'une grande originalité.
" On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. D'abord il est dommage d'abandonner l'eau tiède et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l'air brutal d'une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu'on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c'est toujours une affaire de l'enjamber pour aller chercher, d'un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l'entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute. La solution de cet embarras serait bien sûr de se faire fabriquer une baignoire sur mesure, mais cela représente des frais, peut-être encore plus hauts que le devis d'installation du chauffage central, toujours insuffisant bien que récent. Mieux vaudrait rester jusqu'au cou dans son bain, des heures sinon perpétuellement, actionnant le robinet du pied droit par intermittence pour rajouter un peu d'eau chaude et, réglant ainsi le thermostat, maintenir une bonne atmosphère amniotique.
Mais ça ne peut pas durer, comme toujours le temps presse, dans moins d'une heure Hélène Jourdan-Morhange sera là.
Ravel s'extrait donc de sa baignoire après quoi, sec, il enfile un peignoir d'un perle rare dans lequel il se lave les dents avec sa brosse articulée, se rase sans omettre un poil, se peigne sans négliger un sillon, s'épile un sourcil rétif qui a poussé dans la nuit comme une antenne. Puis, saisissant sur
la coiffeuse une trousse manucure de luxe en mouton premier choix grain lézard et capitonnée satin, posée parmi les brosses à cheveux, les peignes en ivoire et les flacons de parfum, il profite de ce que l'eau chaude a assoupli ses ongles pour les couper sans douleur à la bonne longueur."