J'ai commencé ce livre avec beaucoup d'appréhension, après avoir lu des critiques très dures en son encontre. J'avais l'intention d'en parcourir seulement quelques pages, pour voir de quoi il s'agissait et découvrir l'écriture de
Mathias Enard. Je m'attendais déjà à ne pas le terminer, assommée comme beaucoup d'autres lecteurs par un étalage d'érudition indigeste.
Comme quoi, il faut toujours essayer de se faire son propre avis! Car au final j'ai trouvé cette lecture assez époustouflante et je suis bien allée jusqu'au bout. En prenant mon temps, mais sans avoir à me forcer. Avec une certaine jubilation, même.
Non, ce n'est pas une lecture facile, on ne nous prend pas par la main pour nous raconter une histoire linéaire... Tout le contraire: on tombe sans autre forme d'introduction dans une sorte de tourbillon de phrases, de pensées, pour lesquelles on ne nous donne pas de clef d'interprétation immédiate.
En fait, on est plongé dans la tête de Franz Ritter, musicologue passionné par les liens entre Orient et Occident, malade, torturé par ses souvenirs, notamment ceux d'une femme, son amour impossible, la brillante Sarah. On partage les pensées qui tournent dans son esprit, le temps d'une nuit d'insomnie. Et il en tourne, des pensées!
Il y a cette écriture très belle, avec un rythme qui nous happe et se maintient sans faiblir jusqu'à la fin, comme un long souffle, ou une longue valse...
Il y a cette réflexion multiple et complexe sur l'Orient, comment il a été vu, rêvé, construit par des Occidentaux, comment Orient et Occident se rencontrent, se confrontent, se définissent mutuellement.
On passe la nuit dans la chambre de Franz, mais on voyage aussi avec lui en Autriche, à Istanbul, en Syrie, en Iran, toujours plus à l'est, et à travers les époques, les oeuvres littéraires, musicales...
Il y a cette érudition, oui, qui peut sembler élitiste, mais qui m'a aussi semblée sincère. À travers Franz,
Mathias Enard étale ses connaissances, ses anecdotes, ses réflexions, mais pas juste pour étaler: parce que ça le passionne, parce qu'il est vraiment comme ça, un peu fou, et que c'est évident pour lui de le partager. du moins, c'est comme ça que je l'ai ressenti.
Il faut dire que j'ai fait des études dans un domaine assez "niche" et il m'est arrivé de me retrouver dans le genre de microcosme de passionnés qu'il décrit, et de me prendre d'intérêt pour des débats pointus qui ne concernent que quelques spécialistes à travers le monde. Et j'ai pu m'identifier sans trop de difficultés à certaines pensées de Franz.
J'ai ri avec lui de ces orientalistes, personnages souvent farfelus, lancés dans des épopées tragi-comiques à la recherche d'on ne sait trop quelle révélation ou quel salut loin de l'Occident. Car oui, on rit beaucoup aussi, dans ce livre!
Et on apprend pleins de choses au passage.
Mais je comprends tout à fait que, pour quelqu'un d'étranger à ce monde-là, ça semble juste rébarbatif et pédant. Est ce que c'est élitiste? Je ne sais pas, c'est peut-être plutôt juste une question d'inclinaison personnelle.
Un livre unique, pas fait pour être apprécié du plus grand nombre, mais pour exorciser les obsessions d'un auteur, assez unique lui aussi d'érudition et de talent.