Citations sur Déserter (68)
Que vous a-t-elle enseigné (Emmy Noether) ? Paul prend alors son air pénétré, qui cache souvent chez lui une réponse ironique, qui en l’occurrence ne l’est même pas : « elle m’a appris que les mathématiques étaient l’autre nom de l’espoir ».
Cet ajout se révéla aussi néfaste qu’hilarant : au lieu de se cumuler, ces deux forces semblaient soit se conjuguer inutilement, soit s’annuler. Les oublis étaient oubliés deux fois, les bévues doublement répétées. On aurait dit un dessin tracé par deux stylos à bille attachés entre eux par un élastique, des parallèles ne se rejoignant jamais, malgré tous leurs efforts, contraintes par Euclide soi-même.
Que je fasse des mathématiques fascine mes camarades d’internement (on n’est pas détenu, ici, on est « interné » : nuance que mon niveau de français ne me permet pas réellement de saisir). Pour passer le temps, je lance des problèmes simples comme le ferai un prof de math – les quatre-vingts camarades de baraquements (Espagnols, Allemands, Juifs de toute ‘Europe) s’amusent à essayer de les résoudre. Ici on garde le papier (rare) pour les lettres : les maths, c’est sur les murs, avec des morceaux de pierre ou de charbon !
l’enfance parvient à te faire oublier la guerre et la faim,
l’enfance rôde, c’est un monstre comme un autre,
tu t’allonges sur la chaleur de la grande pierre plate du seuil.
Il réussit à fermer les yeux sans qu’apparaissent des visages torturés aux bouches sanglantes et aux cernés,
ton corps, après l’eau, après le soleil, perd l’odeur électrique, de graisse et de sang, que la guerre a donné,
haut dans le ciel les oiseaux et les avions tournent.
Il continue à marcher,
Seigneur c’est bientôt le jour de la Passion,
tu as honte quand tu penses à Son Nom -le fusil contre toi tu traverses Sa nature,
toute chose chante Ses louanges et fleurit Sa gloire,
il traverse les buissons, écoute les ailes qui claquent les branches qui remuent.
II a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute à sa fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandirons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros verts maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
… il aperçoit soudain l’éclair de la femme nue sur la pierre, il détourne la tête – il s’allonge dans l’herbe, par gêne, par pudeur, il relève le visage, la femme est un peu en amont jambes serrées un bras sous la tête, elle rêve les yeux au ciel, sa peau a la blancheur du lait, les pointes de ses seins se détachent de l’aréole brune, le pistil unique d’une fleur aveuglante ; le corps de la femme luit de l’eau du ruisseau, ses cheveux si courts et si noirs éclaircissent encore son visage, par contraste ; a-t-elle senti sa présence, elle a posé sa main à plat sur le haut de son pubis comme pour en dissimuler la vague sombre.
… l’homme, au loin, à ses occupations d’homme, elle vêtue de soleil et de pudeur, elle voudrait atteindre le repos et la confiance, se défaire de la peur et des souillures, les images, les visions, les regards, les rires, les crachats, la honte, tout ce dont elle voudrait se défaire, souvenirs qu’elle voudrait voir se dissoudre dans la lumière, s’effacer avec la chaleur,...
Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable,
tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait,
il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu plus haut dans la pente.
(Incipit)
Je suis restée encore une bonne heure sur le pont, en essayant de ne pas penser à New-York, pour me défaire de l'impression d'horreur qu'avait provoquée en moi la répétition des images des attentats, ces nuées de poussière envahissant les rues qui poursuivaient la foule pour l'avaler, ces monstres informes de volutes épaisses et meurtrières – parmi les images les plus navrantes se trouvaient celles d'enfants se réjouissant en Palestine, de la catastrophe : bien que cela ne fût pas, malheureusement, étonnant en soi, cela rajoutait à la douloureuse tristesse mélancolique du moment.