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Citations sur Déserter (68)

... et je sus immédiatement que je voulais poursuivre ces travaux-là, c'est à dire des travaux littéraires, des travaux dans cette branche particulière des mathématiques qu'est la littérature, et plus précisément la poésie, qui est l'algèbre de la littérature.
(page 189)
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Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable,
tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait,
il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu plus haut dans la pente.

(Incipit)
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Si l’on pouvait revivre un moment x de son existence, je choisirais une journée avec Irina toute petite, tous les trois, au bord du lac à Hankels Ablage – tu te souviens de ce scandale, au début des années 1950, les balles perdues des soldats américains à l’exercice atterrissaient sur la plage de Wannsee ? Une jeune fille avait failli mourir, la gorge traversée par un projectile. A Miesdorf-sur-SBZ on ne risquait pas les balles américaines, juste les chiures d’oiseaux – il me revient que nous avions navigué, tout l’après-midi ; nous ramions tour à tour, face à face ; Irina était soit dans mes bras, soit dans les tiens. Elle s’est endormie, elle s’est réveillée, puis endormie à nouveau. Le lac était aussi éblouissant que la Méditerranée aujourd’hui. Nous avons pique-niqué sur l’eau, au milieu de la ronde des embarcations, puis nous avons bu une bière en dînant, à terre, sur la magnifique terrasse d’Hankels Ablage, Irina toujours dans nos bras, avant de dépense le peu d’argent que nous possédions pour dormir sur place, dans cet hôtel qui était tout sauf luxueux – Irina bébé entre nous dans ce lit minuscule, impossible de fermer l’œil, j’avais passé la nuit à rêvasser assis à la fenêtre, en regardant la lune sur le lac et en vous écoutant dormir. Je voyais ta jambe dépasser du drap, Irina dormais sur ton ventre, la tête entre tes seins, comme si elle venait de naître. La vie aurait pu s’arrêter là. C’est cette nuit-là, six ou sept ans après ma libération, que j’ai vraiment pris conscience que j’étais enfin sorti du camp, que la guerre était terminée, que j’avais un enfant, un métier. Un espoir.
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En RFA, ces années étaient celles du boom économique, de la liberté et de la passion. J’essayais de démontrer la troisième conjecture des « Conjectures de l’Ettersberg » de Paulet avant mon départ d’Allemagne j’y suis parvenu. C’est cette publication, en 1967, qui m’a valu des prix, de nombreux éloges. J’essayais de ne pas penser à Paul, mais je marchais dans ses pas et je tentais de résoudre ce problème qu’il avait posé trente ans plus tôt, cette intuition qu’il avait eue. Je ne pensais pas à Paul, mais je poursuivais sa pensée mathématique si puissante dans les bras de la femme qu’il aimait. Paul était un génie triste. Les rêveurs comme Paul, les constructeurs de rêves immenses sont toujours tristes. Notre monde n’est pas fait pour eux.
Ces deux années avec Maja ont été les plus lumineuses de ma vie. Tout ce que Maja touchait, même des yeux, devenait enchanté. Elle avait une telle aura, une telle magie – tous ces politiciens autour d’elle étaient sous son charme. Elle était très libre. Cette liberté était fascinante. On l’aimait pour cette liberté et on désirait ardemment l’en priver, l’enfermer par amour. Le seul qui avait compris cela, c’était Paul. Il ne cherchait pas à être près d’elle. Vivre près de Maja c’était connaître l’enfer de la jalousie. Vivre près de Maja c’était se demander à chaque instant dans quels bras vous alliez la perdre. Nous étions déjà âgés, en 1965, plus du tout des jeunes premiers, bien au contraire, et pourtant chaque jour je l’interrogeais – qui est cet homme élégant qui lui parle debout au restaurant ? Qui est cet étranger, comme moi, dont l’accent lui semble tout à fait charmant ? (….)
Elle va me quitter, mon corps ramolli. Elle va me quitter, je ne suis pas Paul Heudeber.
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Maja mon amour,
Les mathématiques sont un voile posé sur le
monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement ; c'est un langage et c'est une matière, des mots sur une main, des lèvres sur une épaule ; la mathématique s'arrache d'un geste vif : on peut y voir alors la réalité de l'univers, on peut la caresser comme le plâtre des moulages, avec ses aspérités, ses monticules, ses lignes, qu'elles soient de fuite ou de vie. Ce voile, cette nappe sur le monde, c'est aussi le linceul dans lequel je m'enveloppe quand vient l'heure du départ - ce drap qui va me couvrir, ce papier qui me recouvrira, ce fantôme qui me survivra, je connais leurs fibres, leur trame, je sais décrire le paysage qu'ils forment, découvrir leurs accidents, entrevoir les radiations qu'ils émettent et même leurs spectres secrets. Je sais dire : Maja, ta peau aimée, à chaque pore sa singularité, et toi équation sans sommeil, amour sans résolution, je regarde la mer et je t'attends. Oh je sais, le temps a passé, les lieux, les horreurs, les frondes, les enfermements, les libérations, les soupirs, les joies, les menaces, les peurs.
Je regarde la mer et j'attends.
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… il aperçoit soudain l’éclair de la femme nue sur la pierre, il détourne la tête – il s’allonge dans l’herbe, par gêne, par pudeur, il relève le visage, la femme est un peu en amont jambes serrées un bras sous la tête, elle rêve les yeux au ciel, sa peau a la blancheur du lait, les pointes de ses seins se détachent de l’aréole brune, le pistil unique d’une fleur aveuglante ; le corps de la femme luit de l’eau du ruisseau, ses cheveux si courts et si noirs éclaircissent encore son visage, par contraste ; a-t-elle senti sa présence, elle a posé sa main à plat sur le haut de son pubis comme pour en dissimuler la vague sombre.
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la force ou le pardon, rien, comme cet arachnide jaune sous ta botte, écrasé malgré son pouvoir de mort, écrasé malgré son dard, tout ce qu’on ignore de soi, nous ployons sous le monde d’hier, nous ployons sous nos fautes, nous ployons sous la perspective du lendemain, notre Père donnez nous aujourd’hui notre oubli quotidien, dans les pas trop nombreux qui nous poncent l’âme, mètre après mètre, chemin après chemin, sente après sente, cette émotion soudaine vient de la proximité – un jour de marche – du village en contre-bas, là où les orangers envahissent petit à petit les plaines
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J'ai parfois l'impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment. p. 213
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Je regarde la mer, elle s’oppose à la guerre mais la transporte : là-bas, au-delà de l’Italie, on se bat encore en Bosnie, même si la paix est proche. Là-bas il y a eu un siège atroce, des camps de concentration, un génocide. La mer pourrait transmettre des cris, des vibrations, des ondes si puissantes qu’on les verrait jusqu’ici à la surface de l’eau, on pourrait les lire, on pourrait déchiffrer les noms des morts.
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J’ai eu le tort peut-être de croire, de conjecturer que l’humanité était faite pour la paix, le partage et la fraternité.
Je regarde la mer et j’attends.
Je regarde la mer, elle s’oppose à la guerre mais la transporte : là-bas, au-delà de l’Italie, on se bat encore en Bosnie, même si la paix est proche. Là-bas il y a eu un siège atroce, des camps de concentration, un génocide. La mer pourrait transmettre des cris, des vibrations, des ondes si puissantes qu’on les verrait jusqu’’ici à la surface de l’eau, on pourrait les lire, on pourrait déchiffrer les noms des morts, on pourrait les rejoindre en nageant. (p. 221)
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