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EAN : 9782330181611
Actes Sud (16/08/2023)
  Existe en édition audio
3.56/5   214 notes
Résumé :
La guerre, la désertion, l’amour et l’engagement : à vingt années de distance, un soldat inconnu tente de fuir sa propre violence ― et un colloque scientifique fait revivre la figure de Paul Heudeber, mathématicien est-allemand, disparu tragiquement, resté fidèle à son côté du Mur de Berlin, en plein effondrement des idéologies.
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Critiques, Analyses et Avis (55) Voir plus Ajouter une critique
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sur 214 notes
Le lecteur trimard
Lire Mathias Enard, c'est accepter une séance de CrossFit pour ses neurones sans les tapes dans la main d'inconnus surexcités en sueur qui vous encouragent à vous faire encore plus mal pour perdre trois grammes.
Son exigence d'écriture impose de l'attention et il est agréable de suivre un auteur qui fait suffisamment confiance à l'intelligence de ses lecteurs pour ne pas tout leur écrire, pour ne pas mâcher toute l'imagination.
Son dernier roman raconte deux récits différents en surface, entrelacés dans des chapitres alternés.
D'un côté, un soldat sans nom a déserté pour échapper à la violence et aux atrocités d'une guerre. Pour fuir le monde, il se réfugie dans une cabane isolée de son enfance. Une femme, également en fuite, va croiser son chemin et troubler ses projets. du Cormac McCarthy mixé avec du Giono avec un auteur marqué au moment de l'écriture par la guerre en Ukraine.
L'autre histoire est un hommage à la mémoire de Paul Heudeber, un mathématicien poète est-allemand, qui a inventé bien plus que le fil à couper le beurre, meilleur en géométrie qu'en géopolitique, incapable de résoudre l'équation de l'effondrement du mur de Berlin. Sa fille Irina restitue le déroulement d'un colloque à bord d'un paquebot de croisière en septembre 2001. Sur le rafiot, outre des universitaires et des savants, se trouve, Maja, le grand amour empêché de la vie de Paul. L'ancien rescapé de Buchenwald n'abandonnera jamais son militantisme communiste. Maja choisira elle une carrière politique de l'autre côté du mur et le récit offre des extraits de correspondances de cet amour à distance.
Deux récits différents mais qui partagent des destins broyés par l'histoire. La question de la violence de la guerre est au coeur de l'oeuvre de Mathias Enard. le soldat a déserté son armée pour sauver son âme, La jeune femme a déserté un village, Paul Heudeber a déserté la réalité pour ne pas perdre ses illusions idéologiques, Maja a déserté son couple pour l'action politique.
Toujours aussi inventif dans la forme et novateur dans la ponctuation, Mathias Enard glisse toujours beaucoup de poésie dans ses pages. Son érudition et la puissance de sa réflexion transpirent dans ses mots. Il n'y a jamais de phrase gratuite chez lui.
Si le récit du déserteur m'a vraiment embarqué, autant je suis un peu resté à quai du paquebot sur lequel se réunissaient les amis, collègues, élèves et amours du mathématicien pour évoquer son oeuvre et sa vie. Peut-être parce que j'ai toujours été nul en math. La simple vision d'un rapporteur me traumatise encore. Peut-être parce que la forme de l'hommage génère un peu trop de distance avec l'histoire. le passé n'est jamais simple quand il est trop composé.
Mathias Enard reste néanmoins un auteur majeur et je ne déserterai pas ses prochaines parutions.
Chez Enard, 1 + 1 = 1.
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Deux histoires en une, voilà ce que nous propose Mathias Énard avec « Déserter »
Le premier qui ouvre le bal est un soldat qui fuit une guerre, laquelle on ne sait pas, le lieu non plus mais toutes les guerres se ressemblent, non ? Et lorsqu'on est déserteur, on reste quand même un soldat avec ses réflexes et ces souvenirs qui collent à la peau.
« Tu es encore des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre, tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau aussi, les mendiants n'ont pas de poignard. »
La seconde histoire est plus complexe, avec de nombreux personnages qui gravitent autour de Paul Heudeber, ce mathématicien de génie auteur de « Les conjectures de Buchenwald » oeuvre à la fois mathématique et littéraire écrite durant son internement à Buchenwald. C'est à travers les témoignages d'amis, de confrères qui admirent ses travaux, les lettres adressées à sa compagne et le récit de sa fille unique, Irina que va se reconstituer sous nos yeux la vie de Paul. Irina qui ne sait pas grand-chose de ses parents et découvre, longtemps après la disparition de son père, quel couple étrange il formait avec sa mère Maja dont il était éperdument amoureux -les lettres le prouvent- mais qui a choisi de vivre loin d'elle. le mur les sépare. Tandis que Maja vit à l'ouest, Paul, communiste et antifasciste convaincu, est resté à Berlin Est, Irina se souvient des va et vient entre les deux Allemagnes pendant l'époque du rideau de fer. Lui, ce n'est pas son pays qu'il déserte et, pourtant, campé dans son obstination de ne pas affronter la réalité, il déserte le réel pour se plonger dans les mathématiques. Mais est-ce que l'infinité des nombres premiers jumeaux peux protéger de la vie et des désillusions ?
Il écrit à sa femme : « Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement. »
Sa fille dit de lui « Mon père marchait sur deux jambes : l'algèbre et le communisme. Ces deux membres lui permettaient de parcourir la vie entière. Ces deux mondes lui avaient permis de survivre à la déportation. «
Irina, qui va aussi fuir toute sa vie en vivant et travaillant à l'étranger, revient sur le passé de ses parents. Tandis que son père se réfugie dans ses recherches, sa mère poursuit sa carrière et devient une personnalité du SPD. Peu à peu se construit comme un puzzle, l'histoire du couple qui a vécu les soubresauts de l'histoire du XXe siècle. Une lettre de Linden Pawley, chercheur en mathématique, lui apprend qu'il a été l'amant de sa mère Maja, mais qu'il avait conscience qu'il n'avait pas le génie de Paul Heudeber.

Et que devient le déserteur, celui que nous avons laissé dans une cabane au milieu du maquis ? Il va croiser une femme en fuite avec son âne borgne. Ces deux-là ne peuvent s'entendre, et pourtant, ils fuient la même horreur et cherchent l'oubli au-delà de la frontière. Encore faut-il l'atteindre au milieu des dangers. Cette histoire, c'est une sorte d'allégorie qui semble écrite uniquement pour nous ramener à cette idée brute de désertion. Ces retours à l'histoire sans date et sans nom de lieux du soldat déserteur font comme des pauses dans le récit complexe de Paul.

Ce que j'aime chez Mathias Énard, ce sont ces morceaux d'histoire dans lesquels évoluent ses personnages. On traverse ainsi, par récits juxtaposés, une période sombre du XXe siècle. A travers le colloque consacré à Paul Heudeber et qui se déroule précisément le 11 septembre 2001, jour de l'effondrement des tours jumelles, il nous rappelle ainsi une des grandes tragédies de ce début de siècle. Et il y a jusqu'à la guerre d'Ukraine qui sera évoquée au passage.
Le récit de Mathias Énard est d'une construction précise et documentée, il ne nous emmène pas n'importe où. Par contre, j'ai eu du mal avec les concepts mathématiques, j'avoue que ce n'est pas ma tasse de thé, et, malgré mes efforts je n'ai pas vu l'aspect littéraire dans l'énumération mathématique. (Voir page 191)
J'avoue m'être un peu perdue dans les méandres du récit mais, malgré cet écueil, j'ai aimé cette histoire qui plonge ses racines dans les mystères de la grande histoire.

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Une première de couverture magnifique, forte de singularité. Un titre simple, beau de concision.
Voici deux accroches efficaces pour se démarquer de la multitude de romans et m'attirer.
Deux, c'est aussi le choix narratif de l'auteur qui entrelace dans ce roman deux histoires autour du mot déserter.

*
« Déserter », c'est l'histoire d'un homme qui fuit la guerre et se réfugie dans les montagnes de son enfance. Là, à l'abri des regards et des hommes, se trouve la cabane où il a vécu enfant. Il espère pouvoir se reposer et panser ses blessures psychiques avant de poursuivre sa route vers la frontière.
Il y a une forme de dualité chez lui : je l'ai senti vulnérable, méfiant, apeuré, mais aussi capable d'une grande violence.

Au travers de cette narration, on imagine sans peine le paysage montagneux dévoilé dans sa beauté et sa grandeur écrasante. Elle s'exprime de la manière la plus douce pour se dérober l'instant d'après et devenir sauvage et impitoyable.
En effet, les mots de la guerre se cessent de s'immiscer dans les descriptions de la nature. La mer en contrebas, assombrie de teintes allant du bleu violacé au gris, forme une ligne inquiétante, hostile, celle du front. le regard de l'homme est constamment attiré par cet horizon sombre, déclenchant des souvenirs de guerre d'une extrême violence.
Exécutions. Tortures. Viols.

Et puis, arrive une jeune femme avec son âne qui fuit également la guerre pour d'autres raisons que lui. Elle le reconnaît, elle l'a déjà croisé dans son village. Il est comme tous ces hommes qui portent l'uniforme et brandissent une armes : un assassin, un tortionnaire, un violeur.

L'auteur croise leur point de vue, mettant en lumière leurs émotions, leurs sentiments. Cette rencontre va soulever des questions et exiger inévitablement, pour chacun d'eux, de faire des choix.
La vie ou la mort.
La paix ou la haine.
La confiance ou la peur.
L'entraide ou la violence.

*
C'est autour des théories mathématiques que se construit le deuxième récit.

Car « Déserter », c'est aussi l'histoire d'Irina qui organise à Berlin, sur un bateau de croisière, un colloque pour rendre hommage à un grand mathématicien est-allemand décédé, Paul Heudeber, qui fut également son père.
Nous sommes le 10 septembre 2001, la veille de la plus grande attaque terroriste perpétrée aux Etats-Unis, une date qui restera gravée à jamais dans les mémoires de ceux qui ont vu les terribles images de l'effondrement des tours du World Trade Center.

L'auteur nous fait entrer dans la tête d'Irina, ses pensées remontent le cours du temps, reviennent sur le temps présent et la violence du monde d'aujourd'hui.
Ses souvenirs forment un puzzle où chaque pièce permet de reconstituer l'histoire de ses parents, Paul et Maja. C'est une belle histoire d'amour, entrecoupée de lettres que Paul adresse à sa compagne. Mais au fil du récit, des failles apparaissent. Non-dits, silences, peines, absence, solitude, espoirs et désillusions.

« Maja mon amour,
Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement ; c'est un langage et c'est une matière, des mots sur une main, des lèvres sur une épaule… »

J'ai aimé le personnage de Paul. Sensible et rêveur, rescapé de l'enfer du camp de Buchenwald, il croyait en un monde nouveau et meilleur, un monde plus juste, plus pacifique, plus humain.

« … les mathématiques étaient l'autre nom de l'espoir. »

Le destin de ce couple est également l'occasion de voyager à travers l'espace et le temps, entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest, entre le présent et le passé, en particulier durant la seconde guerre mondiale et la guerre froide.

*
L'écriture est forte et subtile dans ce croisement de personnages, de lieux et d'époques. Pourtant, un fil conducteur unit ces deux récits, celui de l'intime.
L'auteur parvient à tisser des liens autour du mot « déserter ». Peu à peu, le lecteur établit des parallèles, entrevoit des connexions, découvre des analogies entre les deux récits où les hommes sont à la fois acteurs et victimes de la violence et de la guerre. Chaque personnage se retrouve face au miroir de leur conscience qui leur renvoie leurs actions, leurs trahisons, leurs pensées, leurs rêves, leurs émotions, leur manque de lucidité, leurs réussites et leurs échecs.

*
Ce que j'aime dans la littérature, c'est lorsque l'écriture se pare de poésie, de couleurs, d'odeurs, de sensation, de sensualité, d'émotions. En cela, le roman de Mathias Enard a tout à fait correspondu à mes goûts littéraires.

Dans le premier récit, celui du déserteur, la nature est très présente, elle forme comme un écrin printanier. J'ai aimé ce récit poétique, imprégné des odeurs rassurantes du feu de bois, des plantes aromatiques et des souvenirs d'enfance. En effet, l'écriture de Mathias Enard est sensorielle, elle nous permet de percevoir les parfums, les couleurs, les bruits, les textures, de donner corps à ce paysage montagneux, sûrement méditerranéen, qui présente deux visages.
Ce qui m'a particulièrement plu aussi, c'est la présence de l'âne qui amène une prise de conscience de ce que les hommes deviennent en temps de guerre, des monstres.

« … il se rend compte soudain que l'âne est borgne, son oeil droit est bleu et blanc comme une bille vitreuse, à demi recouvert par la paupière, son dos porte des blessures qui suppurent, il faudra peut-être l'abattre,
tu ne sais rien d'autre qu'abattre, tu ignores tout des ânes et des animaux, ils ont l'innocence de leur bestialité, pas toi, tu t'enroules dans la brutalité comme dans un manteau, … «

Dans le second récit, le langage des mathématiques renferme un côté plus âpre et froid. Néanmoins, il garde une dimension poétique, une forme de mélancolie et de nostalgie, d'espoir et de courage, de souffrance intérieure.
Plus complexe à lire, il m'a paru mais même temps plus profond.

« Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement. »

*
Mathias Enard signe un beau roman où l'intime et la guerre s'entremêlent avec subtilité.
A découvrir.
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Aimez-vous les mathématiques ? Croyez-vous en la poésie des mathématiques ? En leur capacité de sauver le monde ?
Déserter, ce sont deux histoires qui se côtoient et s'entrelacent, chapitre après chapitre, se parlent peut-être aussi même si on ne le voit pas au premier abord : celle d'un soldat qui fuit une guerre sans nom et celle d'un mathématicien, qui, après avoir été déporté à Buchenwald, choisit de vivre en Allemagne de l'Est.
Entrant dans ce livre, je suis entré dans un premier récit de guerre. C'est une sorte de guerre, non pas intemporelle, mais une de celles qui ne disent pas leur nom, de celles qui sévirent peut-être en Europe après la seconde guerre mondiale et qui continuent aujourd'hui. On ne sait pas. le mystère demeure entier jusqu'à la fin du récit.
La guerre est ici comme ailleurs, au milieu de ce roman que nous offre Mathias Énard.
Nous découvrons dans ce premier récit un déserteur. J'ai plutôt tendance à les admirer, ces gens-là.
La figure du déserteur a longtemps été identifiée à celui qui trahit. Tout dépend du point de vue où nous nous situons. Si je vous demande, que pensez-vous d'un jeune russe mobilisé sur le front ukrainien et qui déserte comme des milliers l'ont fait, que me direz-vous ? Vous allez immédiatement rendre grâce à cet homme et le qualifier de héros !
Déserter n'est peut-être pas une faute, une lâcheté, mais un geste d'humanité, un art qui fait grandir, semble me dire Mathias Énard.
Je me souviens de cette belle et subversive chanson, celle de Boris Vian, le Déserteur, qui fut d'ailleurs longtemps interdite sur les antennes. Il existe d'ailleurs deux versions différentes du dernier couplet, modifiant sérieusement le sens du propos final.
Le déserteur c'est celui qui dit non, qui résiste et refuse la violence de la guerre.
Cet homme quitte la guerre, fuit dans les montagnes, fuit vers une possible frontière. C'est dans cet espace entre le front et la frontière, entre deux mondes, qu'il va subir une transformation. Dans ce dédale de sentiers et de rochers à flanc de montagne, il va rencontrer une femme paysanne avec son âne, qui fuit elle aussi.
Il y a l'impact de la terreur et de la barbarie sur son corps, mais aussi dans les mots sensuels de Mathias Énard pour dire la guerre, sa violence, son odeur, ses silences.
En parallèle, il raconte l'histoire plus complexe d'un autre homme, Paul Heudeber, brillant mathématicien et poète qui a survécu à son internement au camp de Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale.
Mathias Énard nous en délivre un homme touchant dans ses certitudes aussi solides qu'une formule mathématique. Longtemps il a cru en un monde plus juste, plus humain, celui du communisme.
Lui aussi, c'est un déserteur à sa manière.
Il s'est battu toute sa vie sur une utopie, celle que le monde peut devenir meilleur. Jusqu'au bout il aura cru au devenir du communisme, il a cru qu'il fallait passer par un totalitarisme provisoire et nécessaire, tout comme les révolutionnaires de 1793 disaient que la Terreur était nécessaire pour sauver la Révolution Française.
Il est têtu comme un axiome peut l'être.
Les mathématiques sont pour lui l'autre nom de l'espoir.
Ce second récit reposant sur des temporalités très précises est traversé par une histoire d'amour, celle de Paul Heudeber et de Maja. Un enfant naîtra, une fille, Irina, - j'adore ce prénom.
Puis un mur les séparera, le mur de Berlin. Par idéal, Paul Heudeber fera le choix de rester du côté Est, de ne pas suivre celle qu'il aime pourtant et leur enfant, Irina. Mais ils échangeront de magnifiques lettres d'amour et continueront de parler de mathématiques.
Comment imaginer La beauté du monde par les mathématiques ?
Comment se perdre dans la recherche d'une inconnue et ses courbes sinusoïdales ?
Que devient une conjecture écrasée par une certitude ?
La question de l'idéal est sans cesse posée et revisitée dans ce récit à double entrée.
Devenue une femme âgée, Irina ne cesse de questionner l'histoire d'amour opaque de ses parents, opaque à travers des bribes de lettres, d'échanges, de souvenirs qui lui reviennent, de propos des autres personnes qui ont connu ses parents.
Comment peut-on vivre une histoire d'amour de part et d'autre d'un mur érigé sur le terreau de la barbarie et comment leur fille regarde-t-elle par essence quelque chose qu'elle ne peut pas comprendre et dont elle est pourtant le fruit de cet amour ?
Irina a un regard plus inattendu que ses parents sur le monde et j'ai aimé ses yeux qu'elle pose sur sa vie et ce sentiment qu'elle nous partage...
J'imagine qu'il y a eu beaucoup d'histoires d'amour ainsi bousculées par les affres de l'Histoires. Je ne sais pas quelle est la probabilité pour que les guerres séparent ceux qui s'aiment, tout doucement, sans faire de bruit... Je n'ose pas y penser.
Ce qui couture ces deux récits en apparence dissemblables, c'est peut-être l'impossibilité à sortir de la violence, celle des hommes, de sa propre violence, celle qu'on connaît à peine, qui sommeille dans le tréfond de nos âmes... C'est la fragilité de l'Histoire, de ses traces et de son impossible capacité peut-être à délivrer des injonctions d'humanité pour imaginer un futur désirable.
Ce livre est foisonnant d'érudition et d'inventivité, il convoque pour ma plus grande jubilation ce grand poète, philosophe, mathématicien et amateur d'ivresse au sens large qu'était Omar Khayyam. Quel délice !
Déserter ou ne pas déserter, telle est la question que nous pose Mathias Énard.
Déserter et rester fidèle.
C'est un texte beau, intelligent et vertigineux.
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C'est toujours un évènement quand sort un roman de Mathias Enard.
Je me réjouissais donc par avance en contemplant la couverture avec une photo en contre-jour d'un animal – on pense rapidement à un âne lorsqu'on entre dans le récit.

Contre-jour : un terme qui pourrait être un fil conducteur - mais n'allons pas trop vite.

« Déserter » raconte deux histoires en parallèle.

Dans l'une des deux, un soldat – il n'a ni nom, ni identité particulière – fuit la guerre. On suit ses mouvements au quotidien, il chemine vers la maison abandonnée d'un proche, il est seul, et c'est difficile. Il va rencontrer à proximité un âne (ça se confirme). Et une femme (dont on apprendra l'histoire par bribes). Et ils vont tenter de fuir ce qu'on imagine être un bord de mer pour une frontière, au Nord, qu'ils tentent de rejoindre cahin-caha.
Dans l'autre, on apprend dès le second chapitre qu'un hommage est rendu à un homme, Paul Heudeber, mathématicien allemand. Dans un très grand flash-back, on va découvrir son histoire : son amour immodéré pour Maja, leur fille Irina, dans un contexte de frontière entre la RFA et la RDA. On apprendra que Paul aura été déporté à Buchenwald, qu'il en ressortira, le tout au travers de courriers qu'il a écrit à ses proches, ou des témoignages de Maja et d'Irina.

Le thème principal de « Déserter » c'est la guerre. C'est le XXème siècle. Même s'il y a quelques incursions dans le XXIème (on va évoquer par exemple la Guerre en Ukraine, on n'en aura jamais fini) c'est plutôt le siècle qui a connu deux guerres mondiales dont il est question. Et comment en sortir.
Soit en fuyant, comme avec ce personnage de soldat, ou en slalomant entre les mauvaises gouttes de l'histoire quand on vit en Allemagne.
Le terme « déserteur » est plutôt négatif (même si une belle chanson en a fait son titre). Mathias Enard nous fait vivre l'après-guerre au quotidien, avec un tout univers sensoriel très développé : il nous donne à voir, à entendre et même à toucher un univers qui nous semble soudain très proche, il y est beaucoup question d'odeurs, mais aussi de paysages et de sons de guerre au lointain.

C'est âpre. C'est dur.

Que sont devenus en effet tous ces militants communistes, laminés par la dictature de l'URSS, qui a douché tous les espoirs d'un monde plus fraternel ? Il réussira à écrire « Les conjectures de Buchenwald » une curieuse oeuvre poétique mathématique et littéraire conçue à Buchenwald. le totalitarisme de la RDA va passer par là, et Paul Heudeber apprendra peut-être que les mathématiques sont l'autre nom de l'espoir.

C'est sombre.

Je me suis accrochée à ce récit comme un alpiniste sur un fragment de roche, c'était difficile, j'ai eu du mal à entrer en empathie avec les deux principaux personnages, je l'avoue.

Avec le soldat on pense au regretté Hubert Mingarelli, et à ses « Quatre soldats » que je vous recommande ou à « Un repas en hiver » que j'avais chroniqué en son temps – la douceur en moins.

Pour le mathématicien allemand, je ne sais pas. On pense au film « la vie des autres », sur l'espionnage d'un couple d'artiste, beaucoup plus qu'au film « Good bye Lenin ! » avec son côté jubilatoire.
Mais je ne sais pas. Est-ce à cause de côté « Contre-jour » si sombre ? Peu d'espoir en effet dans ces deux histoires parallèles.

J'ai lu que plusieurs Babeliotes aussi avaient eu du mal avec le mathématicien berlinois, sur un thème pourtant très intéressant posant la question de ce qui reste de tous ces intellectuels communistes du XXème Siècle.

Comme toujours chez Mathias Enard c'est très érudit, très bien écrit (l'alternance du « il » et du « tu » dans le même paragraphe côté soldat rendant la scène très présente) mais je ne me suis pas autant plus à lire « Déserter » que j'ai pu le faire dans d'autres récits », comme » Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants » - beaucoup plus léger, ou « Boussole » qui a eu le Prix Goncourt ou « Rue des voleurs.

Un « Déserter » qui mérite néanmoins qu'on s'y attarde, qu'on s'y rallie, qu'on y revienne, voire qu'on s'y engage pour citer quelques-uns de ces antonymes.
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critiques presse (6)
LaLibreBelgique
20 décembre 2023
Comment résister au désespoir face à la violence du monde ? Peut-on échapper à l’Histoire ? Dans deux récits qui s'entrelacent, deux manières de concevoir la guerre et l'engagement, Mathias Enard (prix Goncourt 2015) dessine des lignes de fuite, avec érudition et poésie. Virtuose.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeMonde
28 septembre 2023
Mathias Enard juxtapose deux destins apparemment sans rapport. A son habitude, il conjugue le style et le savoir, une écriture virtuose et l’amour de l’archive.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeFigaro
15 septembre 2023
Le roman est formé par un arc qui va de la violence à la science. De la désertion à l’engagement.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
LesEchos
12 septembre 2023
Un roman virtuose et intelligent sur la violence de l'histoire et notre incapacité à y échapper.
Lire la critique sur le site : LesEchos
LeJournaldeQuebec
28 août 2023
Mathias Enard, qui a remporté en 2015 le prix Goncourt avec "Boussoles", écrit de façon magnifique. Et cette fois encore, le lire est un réel plaisir.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
Actualitte
23 août 2023
Mathias Enard revient avec un roman qui entrelace deux récits, deux styles, deux mondes, et traite un même sujet : la désertion.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (62) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la
chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville. Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable, tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait, il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes
sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les
collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu
plus haut dans la pente.
Il s’allonge sur le dos à même les graviers, soupire, le ciel est violacé, les lueurs du couchant éclairent par en dessous des nuages rapides, une toile, un écran pour un feu d’artifice. Le printemps est presque là et avec lui s’annoncent les pluies souvent torrentielles qui transforment les montagnes en bidons percés par des balles, dégorgeant
du moindre creux une source puissante, quand l’air sent le thym et les fleurs des fruitiers, flocons blancs répandus entre les murets par la violence de l’averse. Ce serait bien le diable qu’il se mette à pleuvoir maintenant. En même temps ça laverait les bottines. Les galoches, le treillis, les chaussettes, dont les deux paires qu’il possède sont tout aussi rigides, cartonnées, délabrées. La trahison commence par le corps, tu ne t’es pas lavé depuis quand ?
Quatre jours que tu marches près des crêtes pour éviter les villages, la dernière eau dont tu t’es aspergé sentait l’essence et laissait la peau grasse, tu es bien loin de la pureté, seul sous le ciel à lorgner les comètes.
La faim le force à se redresser et avaler sans plaisir trois biscuits militaires, les derniers, des plaques brunes et dures, sans doute un mélange de sciure et de colle de vieille jument ; il maudit un instant la guerre et les soldats, tu es encore l’un des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre, tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau
aussi, les mendiants n’ont pas de poignard,
les godillots à l’odeur de merde et aller pieds nus, la veste couleur de misère et aller torse nu, le repas achevé il boit le fond de sa gourde et joue à pisser le plus loin possible vers la vallée.
Il s’allonge à nouveau, cette fois tout contre la paroi, le bas du sac sous la tête ; il est invisible dans l’ombre, tant pis pour les bestioles (araignées rouges, scorpions minuscules, scolopendres aux dents aiguës
comme des remords) qui gambaderont sur son torse, glisseront sur son crâne presque rasé, se promèneront sur sa barbe aussi rêche qu’un roncier. Le fusil contre lui, la crosse sous l’épaule, le canon vers les
pieds. Enroulé dans le morceau de toile bitumée qui lui sert de couverture et de toit.
La montagne bruisse ; un peu de vent double les sommets, descend dans la combe et vibre entre les arbustes ; les cris des étoiles sont glaçants. Il n’y a plus de nuages, il ne pleuvra pas cette nuit.
Ange mon saint gardien, protecteur de mon âme et de mon corps, pardonne-moi tous les péchés commis en ce jour et délivre-moi des œuvres de l’ennemi, malgré la chaleur de la prière la nuit reste un fauve nourri d’angoisse, un fauve à l’haleine de sang, des villes aux ruines parcourues par des mères brandissant les cadavres mutilés de leurs enfants face à des hyènes débraillées qui les tortureront, ensuite, les laisseront nues, souillées, les mamelons arrachés à coups de dents sous les yeux de leurs frères violés à leur tour avec des matraques, l’effroi étendu sur le pays, la peste, la haine et la nuit, cette nuit qui vous
enveloppe toujours pour vous pousser à la lâcheté et la trahison. À la fuite et la désertion. Combien de temps va-t-il falloir marcher? La frontière est à quelques jours d’ici, au-delà des montagnes qui bientôt deviendront des collines à la terre rouge, plantées d’oliviers. Il sera difficile de se cacher. Beaucoup de villages, des villes, des paysans, des soldats, tu connais la région,
tu es chez toi ici, personne n’aidera un déserteur, tu atteindras demain la maison dans la montagne, la cabane, la masure, tu y prendras refuge quelque temps, la cabane te protégera par son enfance, tu y seras caressé par les souvenirs, parfois le sommeil vient par surprise comme la balle d’un tireur embusqué.

II
Il y a plus de vingt ans, le 11 septembre 2001, près de Potsdam sur la Havel, à bord de ce bateau de croisière, un petit paquebot fluvial baptisé du beau nom pompeux de Beethoven, l’été paraissait vaciller.
Les saules étaient toujours verts, les journées
encore chaudes mais une brume glaciale montait de la rivière avant l’aube et d’immenses nuages glissaient sur nous, depuis la lointaine mer Baltique.
Notre hôtel flottant avait quitté Köpenick à l’est de Berlin très tôt le matin, le lundi 10. Maja était toujours alerte, fringante. Elle montait sur le pont supérieur pour marcher, une promenade entre les averses, les transats et les jeux de pont. Les dômes
verts et la flèche dorée de la cathédrale de Berlin la captivèrent, de loin, à notre passage. Elle imaginait, disait-elle, tous ces petits anges dorés quitter leur prison de pierre pour s’envoler dans un nuage de feuilles d’acanthe soufflées par le soleil.
L’eau de la Spree fut tantôt d’un bleu sombre et mat, tantôt d’un vert rougeoyant. Les semaines précédentes, toute l’Allemagne avait été secouée d’orages dont les hoquets grossirent jusqu’à la Havel et la Spree d’habitude pourtant plutôt basses en cette fin d’été.
Nous naviguâmes au milieu des remous.
Je me rappelle la confluence de la Spree, les îlots boisés, la lumière de sel qui saupoudrait les hauts peupliers noirs et le flot boueux du canal que le sillage du navire mélangeait aux eaux cirées de la rivière.
Nous étions avec Maja chacune dans un fauteuil de toile, au soleil sur le pont, à l’arrière, à la poupe comme on doit dire, et nous regardions tout s’enfuir : le paysage s’élargissait comme si l’étrave du navire ouvrait grand la matière verte des feuillages.
Nous fêtions avec quelques mois de retard les dix ans de la refondation de l’Institut par Paul tout en rendant hommage au fondateur lui-même. Ou, plus précisément, nous célébrions les dix ans de “l’unification” de l’Institut, au printemps 1991, et les quarante ans de sa création en 1961. Mais il s’agissait avant tout d’une célébration des travaux de Paul. Je crois qu’il ne manquait personne
– parmi les historiques, ceux de l’Est, tous étaient là ; les nouveaux membres, les collègues de Berlin et d’ailleurs avaient presque tous répondu présent.
Quelques-uns, dont Linden Pawley, Robert Kant et quelques chercheurs français, venaient même de l’étranger. Ce congrès flottant s’intitulait Journées Paul Heudeber; deux séances par jour étaient prévues, théorie des nombres, topologie algébrique, et
une session d’histoire des mathématiques à laquelle je devais prendre part.
Le seul absent, c’était Paul lui-même.
Maja venait de fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire.
Maja buvait des litres de thé.
Maja était gaie et triste et silencieuse et bavarde.
Nous savions tous qu’elle n’avait rien à faire là, à bord du Beethoven pour un colloque de mathématiques ; nous savions tous qu’elle y était indispensable.

Prof. Dr. Paul Heudeber
Elsa-Brändström-Str. 32
1100 Berlin Pankow
RDA

Maja Scharnhorst
Heussallee 33
5300 Bonn 1

Dimanche, 1er septembre 1968
Maja Maja Maja
Retirons le possessif : l’amour nu.
Il a grandi dans l’absence et la nuit : le manque de toi est une source. Un corps, un anneau – tu es sceau de toute chose, unique. Ton éloignement rapproche l’infini. Toi seule me permets de me dissimuler au temps, au mal, aux flux de la mélancolie.
Je me demande ce qu’il fut de ma jeunesse, quand j’entends ses cris.
Je me bouche les oreilles par de savants calculs.
Je dévale des surfaces que nul n’a jamais foulées. Je me rappelle septembre 1938. Le feu couvait dans le fer ; notre feu dans les fers. Nous nous tenions debout face aux ruines à venir.
Nous avons tenu, suspendus l’un à l’autre par la force du souvenir.
Comme nous tenons bon, aujourd’hui, dans la
peur et l’espoir face au monde devant nous.
Irina vient d’avoir dix-sept ans, à peine un battement de paupière pour une étoile.
J’ai hâte que vous reveniez par ici.
Je ferai des concessions ; je vous rendrai visite à l’Ouest.
J’ai lu ton beau texte, dans cet horrible journal, sur l’affaire de Prague.
Nos affrontements me manquent.
Je pars mardi pour Moscou, un Congrès.
Je me demande comment on pense ces temps dangereux, là-bas.
Moscou des tours épaisses et des camarades.
Écris-moi.
Dire que je t’embrasse est peu dire.
Paul

La plupart des voyageurs en train préfèrent être assis dans le sens de la marche.
Un historien est un voyageur qui choisit de ne pas s’asseoir dans le sens de la marche.
L’historien des sciences est un historien qui, assis dans le sens inverse de la marche, tourné vers l’arrière et contrairement à la plupart des historiens, ne regarde pas par la fenêtre.
L’historienne des mathématiques est une historienne des scie
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En RFA, ces années étaient celles du boom économique, de la liberté et de la passion. J’essayais de démontrer la troisième conjecture des « Conjectures de l’Ettersberg » de Paulet avant mon départ d’Allemagne j’y suis parvenu. C’est cette publication, en 1967, qui m’a valu des prix, de nombreux éloges. J’essayais de ne pas penser à Paul, mais je marchais dans ses pas et je tentais de résoudre ce problème qu’il avait posé trente ans plus tôt, cette intuition qu’il avait eue. Je ne pensais pas à Paul, mais je poursuivais sa pensée mathématique si puissante dans les bras de la femme qu’il aimait. Paul était un génie triste. Les rêveurs comme Paul, les constructeurs de rêves immenses sont toujours tristes. Notre monde n’est pas fait pour eux.
Ces deux années avec Maja ont été les plus lumineuses de ma vie. Tout ce que Maja touchait, même des yeux, devenait enchanté. Elle avait une telle aura, une telle magie – tous ces politiciens autour d’elle étaient sous son charme. Elle était très libre. Cette liberté était fascinante. On l’aimait pour cette liberté et on désirait ardemment l’en priver, l’enfermer par amour. Le seul qui avait compris cela, c’était Paul. Il ne cherchait pas à être près d’elle. Vivre près de Maja c’était connaître l’enfer de la jalousie. Vivre près de Maja c’était se demander à chaque instant dans quels bras vous alliez la perdre. Nous étions déjà âgés, en 1965, plus du tout des jeunes premiers, bien au contraire, et pourtant chaque jour je l’interrogeais – qui est cet homme élégant qui lui parle debout au restaurant ? Qui est cet étranger, comme moi, dont l’accent lui semble tout à fait charmant ? (….)
Elle va me quitter, mon corps ramolli. Elle va me quitter, je ne suis pas Paul Heudeber.
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Si l’on pouvait revivre un moment x de son existence, je choisirais une journée avec Irina toute petite, tous les trois, au bord du lac à Hankels Ablage – tu te souviens de ce scandale, au début des années 1950, les balles perdues des soldats américains à l’exercice atterrissaient sur la plage de Wannsee ? Une jeune fille avait failli mourir, la gorge traversée par un projectile. A Miesdorf-sur-SBZ on ne risquait pas les balles américaines, juste les chiures d’oiseaux – il me revient que nous avions navigué, tout l’après-midi ; nous ramions tour à tour, face à face ; Irina était soit dans mes bras, soit dans les tiens. Elle s’est endormie, elle s’est réveillée, puis endormie à nouveau. Le lac était aussi éblouissant que la Méditerranée aujourd’hui. Nous avons pique-niqué sur l’eau, au milieu de la ronde des embarcations, puis nous avons bu une bière en dînant, à terre, sur la magnifique terrasse d’Hankels Ablage, Irina toujours dans nos bras, avant de dépense le peu d’argent que nous possédions pour dormir sur place, dans cet hôtel qui était tout sauf luxueux – Irina bébé entre nous dans ce lit minuscule, impossible de fermer l’œil, j’avais passé la nuit à rêvasser assis à la fenêtre, en regardant la lune sur le lac et en vous écoutant dormir. Je voyais ta jambe dépasser du drap, Irina dormais sur ton ventre, la tête entre tes seins, comme si elle venait de naître. La vie aurait pu s’arrêter là. C’est cette nuit-là, six ou sept ans après ma libération, que j’ai vraiment pris conscience que j’étais enfin sorti du camp, que la guerre était terminée, que j’avais un enfant, un métier. Un espoir.
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Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable,
tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait,
il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu plus haut dans la pente.

(Incipit)
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Maja mon amour,
Les mathématiques sont un voile posé sur le
monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement ; c'est un langage et c'est une matière, des mots sur une main, des lèvres sur une épaule ; la mathématique s'arrache d'un geste vif : on peut y voir alors la réalité de l'univers, on peut la caresser comme le plâtre des moulages, avec ses aspérités, ses monticules, ses lignes, qu'elles soient de fuite ou de vie. Ce voile, cette nappe sur le monde, c'est aussi le linceul dans lequel je m'enveloppe quand vient l'heure du départ - ce drap qui va me couvrir, ce papier qui me recouvrira, ce fantôme qui me survivra, je connais leurs fibres, leur trame, je sais décrire le paysage qu'ils forment, découvrir leurs accidents, entrevoir les radiations qu'ils émettent et même leurs spectres secrets. Je sais dire : Maja, ta peau aimée, à chaque pore sa singularité, et toi équation sans sommeil, amour sans résolution, je regarde la mer et je t'attends. Oh je sais, le temps a passé, les lieux, les horreurs, les frondes, les enfermements, les libérations, les soupirs, les joies, les menaces, les peurs.
Je regarde la mer et j'attends.
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Grand entretien de clôture avec Mathias Enard - Modération par Zoé Sfez - dimanche 2 octobre 2022, 17h30-18h30 - Château du Val Fleury, Gif-sur-Yvette (Paris-Saclay) Festival Vo-Vf, traduire le monde (les traducteurs à l'honneur)
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