Ce train est interminable, nous ne sommes qu'au début du trajet et déjà le bruit des roues me dégouline des oreilles comme l'huile sainte d'une icône.
Qu'est-ce qu'on cherche dans les déplacements, que veut-on dans les voyages, rien ne me rendra jamais Vladimir, le prince Bolkonski a disparu depuis longtemps.
Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d’un infini départ, d’amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n’avions plus de révolution, il nous restait l’illusion du voyage, de l’écriture et de la drogue
page 26
Je voulais écrire une nouvelle pour Jeanne, un texte qui parlerait d'elle, une belle histoire où elle serait belle et je n'y arrivais pas. J'avais toujours sa phrase dans la tête, toujours, elle me disait " ton problème, c'est que tu écris pour boire, et pas l'inverse ", peut-être avait-elle raison, je voulais un nom d'écrivain, un destin d'écrivain, une vie d'aventures, de plaisir et de liberté sans avoir réellement envie de me coltiner l'écriture, le travail, accroché à un rêve d'enfant. Et un jour alors que je venais de parler à Jeanne depuis une cabine téléphonique, dans cette tristesse que seul novembre sait fabriquer, novembre et Paris, j'ai aperçu un livre du coin de l'œil dans le bac d'un bouquiniste du quai Voltaire ; il s'appelait tout simplement En Russie, et était signé Olivier Rolin. J'avais trois pièces dans ma poche, je l'ai acheté, en pensant que c'était un heureux présage, tomber sur ce livre juste après avoir parlé à Jeanne. J'ignorais tout de cet auteur dont le nom avait quelque chose de familier, simple et proche. Je suis rentré chez moi à pieds, avec dans la tête la voix de Jeanne, sa belle voix, et à peine arrivé je me suis mis à lire, ce voyage était magnifique, la Russie de ce Rolin était captivante, pleine de beaux alcools et de nostalgie. À la fin du livre il y avait l'histoire d'un insecte vert appelé cétoine, dont je n'avais jamais entendu parler, qui est très fréquent dans les plaines russes, d'après l'auteur ; le voyage finissait sur ces mots : "les pages des livres sont des pétales que ronge le scarabée vert de l'oubli."
J'ai refermé doucement le petit volume, j'ai regardé mon stylo, mes carnets luxueux désespérément vides, mon verre, ma bouteille, mes étagères, l'appartement crasseux, la vaisselle s'accumulant dans l'évier ; j'ai pensé qu'il n'y avait pas beaucoup de choses qui soient réellement importantes dans la vie, ni les œuvres que l'on écrit, ni les livres qu'on lit, ni la destinée, tout cela finissait avalé par une minuscule bestiole comme une fleur fragile, c'était triste, triste et joyeux à la fois, alors j'ai attrapé le seul objet de valeur que je possédais, mon seul trésor, l'édition originale du Panama signé de la main unique du grand Blaise Cendrars, trouvée par hasard dans une brocante de province, un peu rongée par l'humidité. J'ai pris le Panama sous mon bras sans réfléchir, bouleversé par la Russie, par Jeanne, par ce Rolin et son scarabée ; j'ai presque couru jusque chez un marchand luxueux de la rue de l'Odéon, et j'ai immédiatement vendu ce Panama pour la somme qu'on me proposait, sans rien négocier, sans aucune douleur, sans regret.
Je l'ai vendu, je suis rentré chez moi, j'ai mis un peu d'ordre, j'ai bu un petit verre et je me suis effondré dans un sommeil joyeux, les doigts de Jeanne me caressaient doucement la poitrine, comme un insecte faramineux.
Et quinze jours après, quinze jours après je m'envolais pour Moscou.
p50 :
"Souvent je me remémore la nuit de ton départ, je nous revois dans la pénombre, nous embrasser, nous toucher des heures durant sans vraiment faire l'amour, comme si nous voulons engranger de la tendresse pour le long hiver de la séparation."
[…] on ne lègue pas un amour en s'en allant, on l'emporte avec soi.
(...) et de retrouver une liberté qu'en réalité je n'avais jamais connue, à part dans les livres, dans les livres qui sont bien plus dangeureux pour un adolescent que les armes, puisqu'ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler, Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d'un infini départ, d'amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n'avions plus de révolution, il nous restait l'illusion du voyage, de l'écriture et de la drogue.
Je regrette ces moments flous... l'impossibilité d'admettre que nous étions trois, cette terrible morale biologique qui nous condamne à la bijection, à la symétrie...nous nous sommes repoussés toi et moi, face à l'aiguille d'une boussole
Si je me souviens de Pétersbourg, c'est surtout pour une soirée, je suis sûr que Jeanne se la rappelle aussi, on a dîné dans une cantine et bu pas mal, puis on est rentré bras dessus bras dessous tous les trois dans le froid ; on a acheté deux bouteilles de vodka (je me souviens, Vladimir avait rempli de neige un sac en plastique pour les y refroidir le temps du trajet, on aurait dit qu'il plaçait délicatement deux poussins dans un nid de glace pour les transporter sans les réveiller) et on s'est mis à picoler en parlant de l'histoire de la Russie ...
Finalement les villes ne nous mangent pas. Elles ne nous avalent pas dans leurs entrailles, comme Jonas, ne nous font pas disparaître dans la pénombre d'interminables réseaux souterrains, elles nous transforment, ce sont elles qui nous habitent et pas l'inverse ; elles modifient notre démarche, rythment notre pas, altèrent notre élocution, nos habitudes les plus intimes.