Dans le train du retour, le dimanche, j'essayais d'amuser mon fils pour qu'il se tienne tranquille, les voyageurs de première n'aiment pas le bruit et les enfants qui bougent. D'un seul coup, avec stupeur, "maintenant, je suis vraiment une bourgeoise" et "il est trop tard".
Plus tard, au cours de l'été, en attendant mon premier poste, "il faudra que j'explique tout cela". Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé.
J'ai fini de mettre au jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis entrée
J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment « ironique», aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens, dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle.
Anecdote qui plaisait beaucoup : un paysan, en visite chez son fils à la ville, s'assoit devant la machine à laver qui tourne, et reste là, pensif, à fixer le linge brassé derrière le hublot. A la fin, il se lève, hoche la tête et dit à sa belle-fille : "On dira ce qu'on voudra, la télévision c'est pas au point."
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Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister à la misère et croire qu'il était un homme.
Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire et à écrire.
Ce qu'il y a de plus heureux dans la richesse, c'est qu'elle permet de soulager la misère d'autrui.
Haine et servilité, haine de sa servilité.
A l'odeur du matin, on est sûr qu'il fera beau.
Larmes, silence et dignité, tel est le comportement qu’on doit avoir à la mort d’un proche, dans une vision distinguée du monde. Ma mère, comme le voisinage, obéissait à des règles de savoir-vivre où le souci de dignité n’a rien à voir.
Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.
Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu’ils évoquent le temps où mon père était enfant.
Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.