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"A première vue, rien ne destinait cette commune au libertinage. Bovernier m'apparaissait plutôt comme une terre tragique, élevant ses chicots agricoles entre les avalanches du printemps et les chutes de pierres le reste de l'année. Dans cet ancien résidu glaciaire où la montagne tramait sans cesse quelque invasion sur le front de la France, je ne trouvais guère de place pour l'humour. Plutôt pour la prière ou pour l'exode définitif. J'avais mal observé comme souvent le touriste égaré par ses émotions ou par ses lectures. J'avais oublié la double artère efficace et presque invisible, la route et le chemin de fer, qui sortaient la commune de son isolement, à quelques kilomètres de la plain martigneraine et proche de Sembrancher vers le haut. Grâce à cette voie respiratoire, les menaces géologiques créaient aujourd'hui, dans cette poche, les conditions d'un abri que les habitants avaient rapidement transformé en oasis. La commune de Bovernier était ainsi protégée par les défauts mêmes dont elles avaient souffert pendant des siècles. La montagne menaçante était devenue la montagne bienfaitrice.
Peut-être que cette brutale transformation avait changé la nature du petit peuple (...). Je voyais même en Bovernier une de ces régions des plus rares où l'on se passerait bien de croire à l'enfer pour l'avoir les yeux en spectacle quotidien."
Praz-de-Fort s’est toujours distingué par sa puissance intellectuelle. Si Orsières est un village d’instituteurs, le village de Praz-de-Fort en est l’âme et le ressort, la matrice. A l’étroit dans le val Ferret, à l’écart des grandes communications, avec son agriculture traditionnelle, habituée à l’entraide dans cette cuve ombragée entre prés et feuillus, d’une sobriété proverbiale, l’habitant a développé des qualités morales et mentales telles qu’il a toujours opposé ses notables de robe aux princes d’argent de la capitale Orsières. Il a tenté de compenser sa modestie financière, son ignorance du monde des affaires par la supériorité de la connaissance, par l’empreinte intellectuelle.
En longeant son mur chauffé de soleil, de lichens, d'herbes sèches et de sauterelles, j'avais l'impression de retrouver mon enfance des mayens, le moyen âge de l'existence, la période obscure et fervente, celle de toutes les magies et de toutes les craintes.
.. je voulais sentir, qui était autre chose que savoir. Il y fallait plus de temps, se laisser surprendre plutôt que saisir, s'imprégner directement comme la terre absorberait l'eau et non comme l'esprit expliquerait la pluie.
C'était une terre qui n'avait jamais connu le labour, ni la vigne, ni les vergers, une terre rase que seuls les moutons consentaient encore à parcourir, une terre de fin du monde où il semblait légitime de désespérer.