La plaine, les arbres, le ciel, toujours la plaine, toujours les arbres, toujours le ciel, dans une suspension du temps qui ouvre la porte sur l'éternité. Faire près de quatre mille kilomètres d'Oulan-Oudé à Vladivostok, et avoir le sentiment de rester au même endroit! Il faudrait être frivole pour regretter l'absence de détails qui accrochent l'attention, d'événements nouveaux qui brisent la permanence du même, d'émotions nouvelles qui nous prouvent que nous existons encore.
Elles sont ridées, fripées, édentées, mais n'éprouvent aucune gêne à montrer ce qui n'est après tout que le travail du temps et la preuve d'une longue vie de labeurs et de peines.
Je reconnus qu'en Tatarie régnait le même code de beauté qu'en Sicile : minceur nerveuse aux hommes, opulence charnelle aux femmes. Joie de vivre sur le visage mobile des garçons, bonheur de se laisser contempler sur le visage pétrifié des filles. Aux premiers le rôle actif, aux secondes l'indolente quiétude que procure le sentiment d'une plénitude physique qui se suffit à elle-même.
Si le bagne a disparu, le train vers la Sibérie reste un supplice pour cette plèbe accablée par la puanteur, la touffeur, la fournaise de ces wagons où chacun ne dispose que d'un mètre carré sans aération.
Comment lui dire que les intellectuels français sont rares à s'intéresser à la musique ? un tel aveu lui serait incompréhensible. Intellectuel ou non, tout Russe, s'il n'est pas sourd, se passionne pour la musique.
Sans Andreï Makine, le paysage littéraire français serait différent.
Aimer la musique est aussi naturel pour un Russe qu'aimer l'air qu'il respire. Je me demande si le mot "mélomane" existe dans la langue russe, et, au cas où il existerait, si on ne l'applique pas seulement à des étrangers. "Mélomane" est inutile à un peuple pour qui la musique est aussi consubstantielle que l'eau dont il se désaltère.
La musique n'est pas, pour lui, un monde fermé, à part, qui demanderait une préparation initiatique, il ouvre la musique aux auditeurs, il les invite à entrer. Il y a, dans cette attitude, un héritage de la tradition soviétique, et, en remontant plus loin, une constante de l'histoire russe. Les écrivains, les compositeurs, les peintres ont toujours voulu se sentir proches de ceux qu'ils cherchent avant tout à toucher. Pas de tours d'ivoire, là-bas. L'art pour l'art, l'artiste pour l'artiste : catégories inconnues.
Pour que le même reste le même, il faut qu'il change imperceptiblement.
Elle vit de toute sa jeunesse, de toute sa vigueur. Cette palpitation vitale, je la sens dans le plus ou moins épais de la futaie, dans l'espacement plus ou moins grand des clairières, dans les nuances de couleurs, vert tendre de l'épicéa, vert foncé du pin et du sapin, bleuté du mélèze, blanc du tronc des bouleaux, variations légères indispensables à ma volupté.