Citations sur Grâce et dénuement (210)
Moi aussi, on me tétera ! avait dit Anita, sensible à l'étrange sensation de bien-être qui se dégageait de la mère et de l'enfant.
On aurait, pensait-il, qu'il n'y avait que ça dans la vie, aller se perdre dans sa femme, l'entendre gémir, la respirer, haleter dans le creux de son épaule; il vivait dans sa tête chacun des gestes qu4il aimait avec elle, en même temps qu4il la regardait de loin, appuyé à son camion. Non, pensait-il, il n'y avait rien de mieux, et pourtant il fallait ne pas en parler, faire mine que tout le reste était plus important; la certitude de cette constante tricherie le calmait, comme s4il avait dénoué à la fois son être et le monde. Une bouffée d'amour pour sa femme le prenait.
Le bonheur nous rend la beauté et notre âme éclaire notre corps.
[...] la vieillesse peut servir à cela, donner sa bienveillance, parce qu'on a le temps qu'il faut, parce qu'on attend plus avec impatience et colère des choses qui, ne venant pas, nous rendent hargneux envers ceux qui les ont.
Le brouillard blanc du matin n’était pas encore dissipé. Le ciel, poussé par le vent, venait lécher la terre. Les nuées voulaient une étreinte et la terre restait muette.
Les camions ne roulaient presque jamais, ils étaient vieux, disait Lulu, c’était la dernière chose pour rester un peu des hommes, des êtres autonomes et non pas des rampants. Il avait cette conscience des limites jusqu’où peut aller le dénuement sans vous détruire, sans broyer le noyau central qu’on appelle l’âme, le sentiment de soi, l’estime qu’il faut bien se porter pour vivre et pour, disait-il, accepter toute cette merde (il désignait la ville) sans se sentir sale. Les hommes disaient : On a même pas de quoi bosser. Et tout de même, malgré une nonchalance devenue habituelle, c’était un outrage de ne pas pouvoir partir le matin, s’éloigner des femmes, faire la tournée des décharges et revenir les mains noires.
[Les hommes] n’aidaient pas à ce qui reste aussi longtemps que l’on ne meurt pas : l’intendance de la vie. Ils étaient entrés dans le grand bavardage masculin, cette manière égoïste de se tenir sur la terre, de vivre dans les jupes des femmes, suspendus à toutes leurs lèvres, réclamant le nid, l’amour et la becquée, dans le même élan obstiné qui le soir les portaient à ce martèlement, la forme harcelante, haletante et suante, que prenait leur désir. Et puis tout cela reçu, repartant du côté des mâles, à palabrer. Alors, à côté des camions, adossés contre une bâche, ils se plaignaient des femmes qui aboyaient, se refusaient, espéraient d’eux ce qu’ils ne pouvaient pas leur donner : la sobriété et la tendresse.
Esther ? dit Angéline, c’est juif comme prénom, t’es juive toi ? Esther dit qu’elle l’était. Quand je regarde le feu, dit Angeline, je pense à mes parents. Partis vers les camps en croyant qu’ils auraient du travail. Elle dit cela avec un sourire embarrassé de jeune fille qui fait une confidence.
Tu vois, dit-il, ce livre si je savais lire, j’le mangerais. Elle était émue. Elle lui prêta le livre pour la semaine.
La vieille dit : L'amour c'est le plus difficile. Ça vous prend, ça vous malmène, ça vous agite. Et puis quand on croit que c'est gagné, qu'on a dans sa vie celui qu'on voulait, ça se lasse, ça se fatigue, ça se remplit de doute. Mais c'est que dans ce manège qu'on a l'impression de vivre.