Après son roman La chute de Rome, obtenant le prix Goncourt 2012, je redécouvre avec curiosité, le principe, publié en 2015 de Jérôme Ferrari. Il y a des similitudes entre ces deux livres, lorsque le romanesque actuel de la fiction est en écho avec l'histoire, ce filligramme des serments augustiniens de son prix Goncourt et l'histoire contemporaine européenne du XXe siècle et ses traumatismes, entremêle autofiction et biofiction dans le principe, cette oeuvre hybride, complexe, de ce jeune étudiant corse, refaisant revivre une page de notre histoire à travers la vie du physicien allemand Wermer Heisenberg, pionnier de la physique quantique, avec sa quête de l'absolu d'avoir la chance de pouvoir regarder derrière l'épaule de Dieu, en énonçant le principe d'incertitude en 1927, donnant le titre au roman.
Le style prosaïque au lyrisme de Jérôme Ferrari entraine le lecteur vers un chant mystique de la physique quantique et cette partie de l'histoire européenne du premier demi-siècle. Ce qui déroute dans ce roman c'est l'entremêlement complexe de ce jeune narrateur, anonyme, relatant sa vie à travers son récit de la biographie partielle du physicien allemand et d'une part autofictionnelle, un double fictif de l'auteur, retraçant certains moments de sa vie, avec des va et vient entre l'histoire et ses événements marquants actuels tout en s'adressant à Heisenberg.
Jérôme Ferrari, dans ce complexe roman peut désarçonner ces lecteurs avec cette hybridation des genres, en enchevêtrement biographique, celle du physicien, faits historiques, comme la montée du nazisme en Allemagne dès 1933, l'émulsion des universitaires lâches, les camps de concentrations, d'un chant lexicale corrosif comme « Europe transformée en équarrissoir », « abattoir » et l'effroi de le bombe nucléaire lâchée sur Hiroshima en 1945 enfin la vie de cet inconnu, naviguant entre sa corse et l'émirat de Dubaï, n'oubliant pas la chute du mur de Berlin, qui est l'un des premiers souvenirs du narrateur.
J'insiste beaucoup sur le chaos inconscient de la complexité intrusive de cette autofiction, ce jeune étudiant évoque ses premiers souvenirs de cette année charnière 1989, où coulent ses moments vivaces qu'il n'oublie pas. Comme celle de cet amour avec cette jeune fille, qui nue se donne à lui pour immortaliser à vie cet instant, une émotion profonde se diffuse dans ses mots, « l'existence de l'esprit devient plus tangible, plus incontestable que celle de la chair, dans la transparence de la chair même », c'est une sublimation. Comme la chute du mur de Berlin, avec sa mère, cet effrontément hostile de la guerre froide, l'avènement d'un monde nouveau, en mutation depuis 40 ans qu'Heisenberg ne connaitra pas. Comme sa soutenance ratée, « son humiliation » comme le dit Jérôme Ferrari, sur le livre Physique et philosophie - La Science moderne en révolution de Werner Heisenberg, cet échec l'entraine chez son père en corse, cette vie est scellée à celle passée de tous ces contemporains d'Heisenberg, en le faisant intervenir dans ses réflexions dans un style d'une anticipation métanarrative.
Dans cette autofiction, se distille le parcours de Jérôme Ferrari, de sa Corse, d'où son originaire ses parents, où il y a enseigné la philosophie au lycée de Porto-Vecchio, créant des « cafés philosophies » à Bastia, de même au lycée français Louis Massignon d'Abu Dhabi jusqu'en 2015. D'ailleurs dans son roman gagnant le prix Goncourt, l'intrigue se déroule dans l'île de beauté, dans le principe, cette Corse est le lieu de son père, mais aussi de la mort, avec celle de sa mère et des attentats meurtriers de cette année 1995, la nuit des 35 attentats sur l'île de beauté. Et pour finir ce passage, sur ce pays persique l'émirat de Dubaï, ce monde pollué par l'argent, celui des pétrodollars, ce prisme économique de cette source naturelle périssable, ce gigantisme nouveau, comme la construction de ces tours de verres dénaturant une nature ancestrale, une écologie interrogative de cette décadence démesurée, écologique et humaine, ce cri amer alerte le lecteur du poison qui s'infiltre lentement dans cette société fiévreuse, cette pauvreté banalisée de ces émigrés anonymes dans l'ombre construisant cette mégapole aux métaphores végétale et animales, « plante carnivore » et « bête à l'agonie », une apocalypse éminente.
Nous comprenons qu'à travers le principe Jérôme Ferrari oeuvre un roman cyclique de l'aventure civilisationnelle et surtout à la magnificence de la beauté Nature au-delà du mal, avec cette question posé par Heisenberg « Regardez et dites-moi, je vous en prie : comment trouvez-vous notre lac et nos montagnes ? » à un soldat américain à la fin de la guerre et « Il existe un lieu où l'amour de Dieu ne ment pas ». Jérôme Ferrari cimente le passé et le présent, l'histoire des sciences et la poésie, la philosophie et le mysticisme et ce romanesque actuel et faits historiques du XX e siècle, avec cette philosophie Athénienne cher au coeur de notre physicien et Ernst Jünger souvent cité dans cette dimension métaphysique qu'admire Jérôme Ferrari dans les oeuvres allemandes.
La structure architectural du roman est quadripartite comme celle des particules subatomiques dans leur description, positions, vitesse, énergie et temps qui sont les titres des quatre chapitres du roman, de plus position est subdivisés en quatre sous parties. Cette façon mathématique structurelle de composition pour sublimer la physique quantique rend hommage à Heisenberg Wermer et cette théorie d'incertitude, qui régit les relations entre position et la vitesse d'une particule élémentaire, si on détermine l'une, on ne peut connaitre l'autre, soit la vitesse, soit la position. Entre ondes ondulatoires, calcule matricielle, et tant de contraction pour étudier le microscopique à l'échelle macroscopique, le flou de cette incertitude stimule la dialectique prosaïque d'une écriture difficile, ou les mots de ces physiciens comme Heisenberg, Bohr, Einstein sont comme leur théorie, une incertitude à exprimer et partager ce sens physique qui régule ce savoir physique quantique en utilisant des métaphores. Jérôme Ferrari puise son inspiration de ces souvenirs, de ces lectures philosophiques, citant Niffari, poète mystique musulman du Xe siècle, Al-Mustanabbî, poète arabe, se documentant de l'autobiographie de Werner Heisenberg, La partie et le Tout, de l'ouvrage de Thomas Powers, le Mystère Heisenberg, du témoignage d'Élisabeth Heisenberg publié par Belin en 1990, rencontrant le fils de Heisenberg, Martin, des correspondances d'Heisenberg traduite par la professeure de littérature romane et des enregistrements effectués à Farm Hall, publié en France en 1994.
Le principe est un roman schizophrénique, à la pensée rhizomatique, dans les méandres d'une pensée multiple, le lecteur chavire dans cet océan du savoir, de l'histoire, des souvenirs de l'auteur et d'une philosophie sur notre monde, écologique et humaine.
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