À l'instar des monstres, nous sommes des créatures motivées par la faim. Mais tout comme eux, nous pouvons faire preuve de pitié et d'amour.”
C'est ainsi qu'
Emil Ferris, écrivaine et artiste américaine de 55 ans explique son amour pour les monstres à Paul Tumey de The Comics Journal.
Encore inconnue il y a un an,
Emil Ferris s'est imposée comme LE phénomène du comics Outre-Atlantique avec sa toute première oeuvre : My Favorite Thing is Monsters. Son éditeur américain, Fantagraphics Books, fut le seul à bien vouloir la publier après pas moins de 48 refus (!!).
Coup de poker gagnant puisque le 20 juillet dernier,
Emil Ferris rafle trois Eisner Award (équivalent pour le comics de l'Oscar pour le cinéma) dont celui du meilleur album et celui de la meilleure artiste.
Il n'en fallait pas davantage à
Monsieur Toussaint Louverture, petit éditeur français qui a tout d'un grand et à qui l'on doit quelques romans-monstres comme
La Maison dans Laquelle de
Mariam Petrosyan ou
Enig Marcheur de
Russel Hoban, pour se lancer dans la traduction de ce titanesque roman graphique en deux parties avec l'aide de
Jean-Charles Khalifa.
Avant de vous parler plus longuement de ce véritable OVNI littéraire, revenons quelques instants sur le parcours pour le moins atypique de son auteure.
Emil Ferris commence à dessiner à l'âge de huit ans. Originaire de Chicago, la jeune Emil déménage une première fois à Albuquerque au Nouveau-Mexique puis à Santa Fe avant de revenir pour de bon dans la Windy City. Née de parents artistes aux origines plurielles — mexicaines, allemandes, française et irlandaises — ,
Emil Ferris construit son imaginaire par l'art, par le fameux magazine satirique MAD et par les films d'horreur de séries B comme ceux de Creature Features. Fascinée par Frankenstein, Dracula et Wolf Man, l'américaine devient illustratrice et designeuse de jouets chez McDonald et Tomy.
L'histoire aurait pu s'arrêter là mais en 2001, à l'âge de 40 ans,
Emil Ferris se fait piquer par un moustique et passe trois semaines à l'hôpital. Elle contracte le virus du West Nile et souffre de graves complications neurologiques.
Le verdict du neurologue est sans appel : Emil ne marchera plus jamais. Paralysée des deux jambes et de la main droite, l'américaine ne perd cependant pas espoir, au contraire. Elle s'inscrit au School of the
Art Institute de Chicago en fauteuil roulant et en sort diplômée et valide. C'est à cette époque qu'elle commence un titanesque roman graphique inspiré de sa propre histoire et de ses obsessions personnelles pour l'art et les monstres. My Favorite Thing is Monsters est né et il lui faudra un long moment avant de trouver le chemin de l'édition. 48 refus d'éditeurs, la prise en otage de son premier tirage suite à la faillite de l'entreprise chinoise chargée de le transporter par bateaux via le Canal du Panama… voici enfin qu'
Emil Ferris entre dans la cour des grands en 2017 !
Acclamée par la presse spécialisée et par
Art Spiegelman (Maus) lui-même,
Emil Ferris devient un véritable phénomène.
À présent, expliquons pourquoi…
Moi, ce que j'aime, c'est les monstres s'inscrit dans la lignée d'un Maus à la fois par son côté autobiographique mais aussi par son envie de bouleverser les codes du comic book traditionnel. Pour arriver à une telle chose,
Emil Ferris nous présente Karen Reyes, une enfant de 10 ans qui vit à Chicago dans les années 60. Cette petite fille ne se voit pas comme ses jeunes camarades de classe et le revendique à travers son journal intime dans lequel elle croque ses pensées et des instantanés de son existence. Pour construire son personnage central,
Emil Ferris oublie le format à cases traditionnel et prend pour base un cahier spiralé dans lequel Karen esquisse et raconte sa vie. À la fois journal intime et carnet d'artiste, la forme du roman graphique de l'américaine surprend. Pourtant, il s'avère rapidement à l'image de sa narratrice pétillante et attendrissante. Karen vit en effet dans un appartement en sous-sol d'un quartier défavorisé de Chicago, c'est une fille d'immigrée et son frère est loin d'être un saint. Pire encore, Karen se sent de plus en plus seule depuis que sa meilleure amie Missy ne veut plus la voir. Alors Karen se représente en loup-garou, un gentil monstre tout droit sorti du cinéma d'horreur à la Hammer et qui pourrait simplement incarner la différence pour cette jeune fille pas comme les autres. Sauf qu'
Emil Ferris va beaucoup plus loin.
Moi, ce que j'aime, c'est les monstres n'est pas une simple métaphore sur la difficulté de l'enfance lorsque l'on est différent mais une véritable peinture d'époque, de moeurs et de passions.
Emil Ferris explore à travers Karen les laissés-pour-compte du Chicago des années 60 et restitue non seulement l'authenticité de tout une époque mais également la voix oubliée des invisibles. Pourquoi Karen aime les monstres ? Parce qu'ils sont comme elle, comme son frère, comme sa mère, comme ses voisins…comme eux. le monstre devient à la fois une personnification du sentiment de non-appartenance de Karen au monde dit normal mais aussi une illustration de l'étrangeté de la vie quotidienne revue et corrigée par une gamine futée de 10 ans à peine. C'est aussi, naturellement, un hommage à une certaine culture underground du cinéma d'horreur de l'époque alors considéré comme anecdotique et ridicule. Pourtant, Ferris explique que le monstre de série B a plus en commun avec la mythologie et les légendes passées qu'avec le nanar qu'on veut bien dépeindre ici ou là. Véritable déclaration d'amour au genre horrifique, le roman capture avec tendresse toute la beauté d'un univers passionné et passionnant par les yeux de Karen et, dans une moindre mesure, de ses amis. C'est d'ailleurs certainement dans ce domaine fantastique que le trait d'
Emil Ferris brille le plus.
Tout comme
Emil Ferris, Karen est passionnée par l'art et les tableaux. Il est donc logique que son journal intime en soit envahi. Cependant, ceux-ci ne servent pas de faire-valoir au récit mais s'intègrent en son sein pour en devenir à la fois un rouage fondamental mais aussi un exercice d'apprentissage ludique et passionnant de l'art lui-même. D'autant plus passionnant d'ailleurs que le style de l'américaine tente sans cesse de se renouveler. Par son aspect crayonné et ses couleurs à la fois chatoyantes et désuètes,
Moi, ce que j'aime, c'est les monstres réinvente la narration dans le comics.
Emil Ferris colle, superpose, annote, déforme et joue avec ses illustrations. le roman fourmille de détails à chaque page et se révèle une expérience graphique unique aussi forte qu'un Maus ou un V pour Vendetta.
Emil Ferris oblige le lecteur à s'investir dans sa lecture, à lui faire chercher le moindre mot égaré sur la page et la moindre subtilité dans le coin de la suivante. le résultat n'est rien de moins que fabuleux, la beauté de l'ensemble sidérante. En utilisant à plein régime la forme,
Emil Ferris n'oublie en rien le fond de son oeuvre et entremêle les (més)aventures personnelles de la jeune Karen à une sombre histoire de meurtre.
En effet, dans l'immeuble de Karen, une femme du nom d'Anka vient à décéder dans de mystérieuses circonstances ! Persuadée que sa voisine a été assassinée, la jeune fille enfile un imper' et un chapeau à la Bogart pour aller mener sa propre enquête. Elle tombe alors de façon inattendue sur l'histoire secrète d'Anka, ancienne prostituée ayant vécu dans la République de Weimar des années 20 puis dans l'Allemagne Nazie des années 30. Ici,
Emil Ferris aborde l'histoire sous un angle inattendu et fascinant : la prostitution. Même si l'on y parle déjà de la Shoah et des barbaries nazis, Ferris s'attarde davantage sur le milieu des bordels et étonne (encore !) le lecteur. Comme elle l'avait déjà fait avec Karen et son frère Deeze, elle établit ici deux catégories de monstres : les gentils monstres d'un côté et les méchants monstres, les pourris, de l'autre. En traitant frontalement de pédophilie et d'abus sexuels en tous genres,
Emil Ferris joue sur la corde raide…et s'en sort d'une façon admirable, notamment à travers le monstrueux personnage de Schutz. La nuance dans
Moi, ce que j'aime, c'est les monstres se révèle primordiale car, chez l'américaine, personne n'est tout blanc ou tout noir, surtout pas dans un monde où l'on assassine des gens pour leurs idées, leurs religions ou leurs couleurs de peau. Derrière les rideaux du spectacle pour monstres se cache un vrai plaidoyer pour la tolérance, d'autant plus sincère que son auteure connaît bien le sujet de par ses (nombreuses) origines. La capacité de Ferris à marier ce plaidoyer protéiforme avec des personnages en niveaux de gris offre de petits miracles au lecteur… et quelques planches mémorables.
Au-delà de son enquête, Karen parle avant tout de sa famille.
Sa mère, superstitieuse et sans éducation mais si tendrement humaine, poursuivie par un monstre qui la ronge : le cancer.
Son frère, Deeze, coureur de jupons invétérés aux activités troubles mais dont l'amour pour sa soeur ne fait aucune doute.
Son père, homme invisible qui hante la famille et trouble Karen entre les lignes.
Emil Ferris mêle sa propre histoire à son récit, la transforme et la contorsionne pour livrer au bout du compte quelque chose de fabuleux et de sincère.
Encore une fois, c'est le caractère nuancé de ses personnages qui fait la différence, sa capacité à colorier avec les bonnes couleurs le coeur des uns et des autres, de révéler le véritable monstre là où ne s'y attend pas, à montrer les cicatrices là où on ne les voit pas.
Comme aime le rappeler l'américaine : “Il existe un vieil adage qui dit quelque chose comme : “Il n'y a pas de gens courageux, seulement des gens qui portent leur peur dans la bataille.” Je pense que c'est également vrai pour la souffrance, la maladie mentale, les cicatrices émotionnelles et les profondes catastrophes de l'âme.”
Karen emporte tout dans son journal : la douleur de la perte, la souffrance de l'homosexuel mis au ban, les cicatrices bien réels d'un monde cruel mais surtout l'amour des siens, lumineux et perpétuel.
Emil Ferris offre une oeuvre dense, protéiforme et fascinante au lecteur. À travers le journal intime de Karen, elle retrace une époque, une famille, une société et toute une culture. La force de son style, l'éblouissante intelligence de son récit, voilà ce qui propulse l'américaine parmi les plus grands dès son premier essai
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