Plus on est célèbre, plus le monde semble posséder un avis sur votre passé. Chacun y va de son nouvel indice, de sa révélation scabreuse ou lumineuse ; la moindre personne à qui vous avez tendu une fois un bol de chips lors d’un apéritif hésite à écrire une thèse sur vous.
La vie humaine se résume peut-être à ça, une incessante expérimentation de la désillusion, pour aboutir avec plus ou moins de succès à une gestion des douleurs.
Rencontrer quelqu'un, c'est se permettre d'exister à nouveau sans son passé. On se raconte comme on veut, on peut sauter des pages et même commencer par la fin.
En jouant un rôle, il arrive qu’on se trouve soi-même.
« N'oubliez pas que je crois en vous... » Ces mots-là avaient alors résonné comme la promesse d'une force. Martin avait longtemps pensé qu'il souffrait à cause de la victoire de l'Autre, mais c'était sa propre défaite qui le hantait. Il avait passé une décennie à se mésestimer, à imaginer que sa vie était ratée car il était un raté. L'étonnante générosité de Jacqueline Janin le poussait à avoir confiance en lui. Bien sûr, il avait reçu beaucoup d'amour de ses parents. Mais là, il s'agissait d'une personne extérieure. Une personne qui n’avait, en quelque sorte, aucune obligation affective envers lui.
Rencontrer quelqu’un, c’est se permettre d’exister à nouveau sans son passé. On se raconte comme on veut, on peut sauter des pages, et même commencer par la fin.
Tous les perdants de concours médiatiques avaient vécu cette même souffrance : un échec accentué par l'image permanente de la joie du gagnant. On pouvait toujours leur dire : « C'est formidable d'être allé jusqu'en finale ! » Mais non, personne ne pouvait se réjouir d'un parcours achevé si près du but. Il était préférable de rester dans l'ombre plutôt que de frôler la lumière. L'amertume en était décuplée. Le refoulé retournait dans les profondeurs du désintérêt général pendant que le lauréat s'aveuglait des attentions de tous. Si un Concourt ne valait pas un Potter en matière d'intensité, les épreuves étaient tout de même comparables.
Si Martin avait demandé : « Pourquoi lui et pas moi ? », on lui aurait répondu que tout était de la faute de ce petit quelque chose en plus.
Cela pouvait rendre fou de passer à côté de tellement pour si peu.
C’est ainsi qu’une vie humaine bascule du mauvais côté. C’est toujours un rien qui fait la différence, comme si le simple positionnement d’une virgule pouvait changer la signification d’un roman de huit cents pages.
« Ta vue a baissé depuis l’année dernière. Tu vas devoir porter des lunettes », conclut l’infirmière. À dix ans, c’est une annonce qu’on trouve en général assez plaisante. On ne sait pas encore qu’on perdra des heures à chercher partout ces deux ronds de verre sans lesquels on ne pourra pas sortir ; on ne peut pas savoir non plus qu’on les cassera avant un rendez-vous très important et qu’il faudra se débrouiller dans un brouillard absolu ; on ne peut pas savoir enfin que, si un jour on doit porter un masque chirurgical, on évoluera dans un monde soumis à la dictature de la buée.
Joanne apparut enfin. Emily et David s’avancèrent. La scène aurait mérité un ralenti au cinéma. Mais dans un roman… cela semble difficile… de ralentir… le rythme… d’une action… à moins… de mettre des… petits points.