Je découvre la série «Un flic en soutane» et ses personnages avec cette saison 3.
Le père Jean, curé qui rêve d'un Dieu sans églises, chargé de famille avec un fils et deux amours, enquêteur en soutane, agrégé de grammaire et professeur de lettres.
Marcel Durand, cent pour cent commissaire de police, qui fait penser à Bérurier avec qui il a en commun, un surnom, un franc parler, un fort penchant pour les plats généreux et les boissons alcoolisées, et un côté rustique au grand coeur. Seule le distingue de son illustre collègue sa passion exclusive pour sa compagne, Bastille, aveugle de naissance, LE personnage solaire de ce roman.
Ce duo d'enquêteurs très complémentaires est indéniablement lié par une grande amitié et une grande complicité.
Suite à un appel anonyme revendiquant un meurtre, nos deux compères découvrent non pas un mais deux cadavres. La scène de crime va les amener à enquêter au «café des mariniers» et à la faculté de lettres de Sarveilles.
Le père Jean nous décrit le «Café des mariniers» comme une annexe du cirque Amar, un «musée des éclopés» tenu par Gilberte et ses maris frères siamois, où se côtoient quelques accidentés de la vie dont un ancien d'Indochine qui noie ses cauchemars de rizières dans l'alcool, et l'éclusier qui entre deux péniches tient fidèlement son poste d'écluseur de blanc.
Côté fac, le père Jean retrouve une vieille connaissance devenue directrice de thèse nymphomane, croise des étudiants en recherche d'identité idéologique post-soixante-huitarde, des profs progressistes et de véritables «curiosités zoologiques».
L'écriture s'adapte parfaitement aux différentes strates sociales, passant d'un langage populaire, plein de gouaille avec des termes et expressions argotiques, à un langage plus châtié et sophistiqué, mais avec toujours un humour très présent et une grande tendresse envers les personnages.
En plusieurs occasions le débat atteint un niveau d'érudition rarement rencontré dans un polar. C'est le cas lorsque nos deux enquêteurs se faufilent dans quelques cours magistraux où une spécialiste de CAMUS se lance dans une analyse de la place de l'absurde et de la métaphysique dans l'oeuvre du grand Albert, et un «prodige de foire», spécialiste de phonétique historique, explique que la réduction de la triphtongue du mot «cire» a eu lieu au neuvième siècle. Moments de lecture particulièrement jubilatoires s'appuyant cependant sur des références très sérieuses comme toutes les digressions littéraires et philosophiques qui émaillent ce récit.
Face à de telles considérations l'intrigue se trouve un peu reléguée au second plan, d'autant plus que les suspects s'amusent à ne plus l'être et qu'il ne reste bientôt plus beaucoup d'autres pistes que les prophéties d'une péripatéticienne inspirée par le poète René CHAR (1907-1988).
Mais que l'on se rassure, dénouement il y aura, à la hauteur du reste de l'oeuvre, très théâtral, comme dans une tragédie aux airs de vaudeville, avant un ultime clin d'oeil littéraire.
J'ai adoré ce roman policier pour son texte d'une grande richesse, son style superbe où l'humour tient une place prépondérante, et sa galerie de personnages tout simplement impressionnante.
J'en conseille fortement la lecture, sauf peut-être aux inconditionnels de CLAUDEL, pas vraiment à la fête dans l'histoire.
Commenter  J’apprécie         31
Lundi 15 décembre 1969, 3 h du matin.
Ghislaine vient de me menotter le second poignet à l’un des barreaux métalliques du lit. Malgré mes efforts, je ne peux plus lui échapper. Mes pieds aussi sont entravés. Les vaines contorsions de mon corps entièrement dénudé expriment moins la détresse que le dépit. Comment en suis-je arrivé là ?
Elle a gardé sa tenue habituelle : robe moulante en lamé, talons hauts et manteau de fourrure. Son parfum entêtant, un Chanel force 5, ajoute à ma nausée. La pièce s’étrécit. La touffeur est insupportable. Un son strident me parvient. Sans doute un dernier raffinement inventé par ma tortionnaire. Une sonnerie intermittente, insupportable elle aussi. Je me dresse d’un bond en hurlant un cri que je ne réussis pas à faire sortir de mes poumons.
- Jean ! Le téléphone !
Sophie a décroché et me tend le combiné. Je suis en nage.
- Allô !
Je n’entends d’abord qu’un souffle lointain, comme si le cauchemar reprenait son rythme tranquille et infernal. Puis me parviennent des paroles immatérielles, nées de la nuit. Comme celles de l’étrangleur de Sarveilles lorsqu’il appelait après chacun de ses crimes. Encore le coup du mouchoir pour maquiller la voix, à n’en pas douter !
Je suis bien réveillé. À des lieues maintenant de l’univers sado-onirique de cette Ghislaine qui était sortie de mon quotidien et vient à nouveau d’y pénétrer par effraction en violant l’intimité de mes rêves. Je tente de maîtriser la situation en faisant durer la conversation. Il faut au moins deux minutes avant que le standard du commissariat, auquel je suis relié depuis que je me suis transformé en policier, puisse localiser l’appel. J’essaie de temporiser !
Malgré le filtre que celui ou celle qui me parle a appliqué sur l’appareil, il me semble que c’est une voix plutôt aiguë, comme celle d’un enfant ou d’une femme.
- Oui, j’ai commis un meurtre sur la personne de Gérald de Beaudricourt, et…
- Je n’entends absolument rien de ce que vous me dites ! Parlez moins vite ! Et plus fort ! Qui êtes-vous ?
- Peu importe qui je suis ! Prenez votre voiture et rendez-vous immédiatement à la Faculté de lettres et sciences humaines de Sarveilles, et…
- Où ? Je n’entends rien !... Attendez ! Je vais me brancher sur un autre appareil…
Je feins une manipulation, tout en demeurant assis au bord du lit. Sophie s’est recouchée, habituée maintenant à ma seconde peau de flic, à ce morceau de mon existence qu’elle partage de bonne grâce, comme ma vie de faux curé, de vrai prof de lettres, et tout le reste. J’attrape le réveille-matin, que je choque contre l’appareil téléphonique, puis reprends la conversation, comme si j’avais changé de poste.
- Parlez-moi ! Oui, je vous entends mieux. Répétez !
- La Faculté des lettres et sciences humaines de Sarveilles. Le terrain vague qui se situe derrière le restaurant universitaire et conduit aux écluses… C’est là que gît le corps de Gérald de Beaudricourt… Vous le trouverez non loin de la seule petite cabane qui… C’est moi qui ai tiré ! trois coups dans le ventre…
- Attendez ! Je prends de quoi noter…
La voix reformule patiemment ses indications, comme une secrétaire zélée qui, sans émotion, me contacterait de la part de son patron. Elle raccroche, après avoir eu le tranquille culot de me souhaiter une bonne fin de nuit ! Je regarde ma montre : mes manœuvres dilatoires ont permis de prolonger la conversation au-delà de trois minutes.
J’appelle aussitôt le standard du commissariat. Par bonheur, c’est mon vieux copain Baudruche, bègue comme pas deux, mais le plus malin des plantons, qui répond, avec l’haleine à douze degrés que je lui devine. Il a l’habitude de ce genre de recherches. Il me dit de ne pas qui-quitter. En un tournemain, il parvient à situer l’origine de l’appel.
- La pè-personne était dans une ca-cabine du XVIe, Mon Père, tente-t-il d’articuler en se prenant les pieds dans chaque syllabe. Celle qui se trouve à l’angle de la rue de Pa-Passy et de la rue Nico-co-lo.
- Merci, Baudruche !
Je compose dans la foulée le numéro de Marcel, qui rugit en décrochant.
- Cquecestquecebordelencore ???
- Calme-toi, gros !
Il m’explique, la voix pâteuse, qu’ils viennent à peine de sombrer dans les bras de Morphée, Bastille et lui. Ils ont eu un dîner un peu arrosé avec son vieux copain d’école. Jean-René… Sa nature bavarde reprend le dessus : il se met à me raconter Jean-René, ayant déjà oublié sa rage d’avoir été tiré de ses premiers rêves. Mais je le branche direct sur l’affaire. Si tant est que ce soit vraiment une affaire ! Il peut fort bien s’agir d’une plaisanterie, comme cela arrive parfois, et la plupart du temps autour de ces heures-là à partir d’une cabine anonyme. C’est d’autant plus probable que le propos, bien formulé, semblait récité. Comme une histoire qui n’aurait pas concerné l’interlocutrice (je suis de plus en plus persuadé qu’il s’agit d’une femme). Mais il ne faut rien négliger. Mon pote est d’accord pour que nous nous rejoignions sur les lieux précis indiqués par la voix. Dans un peu moins d’une heure, nous devrions y être.
- Allez ! à tout à l’heure, Commissaire ! Et embrasse de ma part ton adorable Bastille, que tu mérites si peu !...
Il habite maintenant Paris. À la suite d’un gros gain à la loterie, qui ne pouvait échoir qu’à un innocent comme lui, il a acheté l’immeuble qui jouxte le bistrot de Rolande, en haut de la rue Mouffetard. Il a tout fait refaire, et possède un confortable triplex, assorti, dans l’entrée qui fait l’angle, d’un double garage où coasse sa légendaire DS.
Quant à moi, après avoir sauté dans ma soutane, je suis déjà au volant de ma traction, dont les quinze chevaux piaffent à la sortie de Saint-Rémy-lès-Chevreuse. J’ai enfilé ma canadienne. Des particules de neige, minuscules, hésitantes, semblent rester en suspension dans la clarté de l’air et le faisceau jaune de mes phares. Sophie doit avoir replongé. La nuit est à moi !
Nos deux berlines, par miracle, se réunissent à l’entrée de la fac de Sarveilles vers 4 h. Comme je connais les lieux, je précède la DS, et suis l’allée principale jusqu’au Restau-U. Je dépasse les bâtiments gris qui vont se réveiller avec le lundi et la morne semaine de fin d’année qu’annonce ce jour maudit. Force nous est de nous garer derrière un alignement d’arbres qui marque la frontière entre le monde estudiantin et un espace plus sauvage où nos Michelin n’auraient qu’un accès difficile et risqueraient de s’embourber. J’extrais la lampe-torche du vide-poche de ma 15, et nous sortons de nos carrosses respectifs.
- Salut, Jeannot ! Ce paysage ne m’inspire guère ! J’espère au moins que ce n’est pas un traquenard ! J’aurais préféré une bonne soupe à l’oignon ou un pied de cochon chez Benjamin en guise de digestif !...
L’insatiable me tend une fiasque de rhum dont il a déjà puisé une rasade de remonte-pente. Je n’ai pas le courage de lui refuser ce renouvellement de notre bail fraternel. Puis nous dépassons le rideau de peupliers, et avançons dans un no man’s night qui n’appartient plus qu’à la voûte étoilée. Le froid de décembre appelle une nouvelle lichée de Négrita. Au loin, se profile la cabane annoncée par la voix. Nous ralentissons. Dans le ruban lumineux qui se balade, des ombres improbables grandissent, disparaissent, reviennent. Puis, à quelques pas de la fantomatique bicoque et des écluses qui sommeillent un peu plus loin, mon faisceau éclaire soudain la scène.
Ce n’est pas un corps, mais deux qui s’offrent à notre vue. Nous approchons, et stoppons au-dessus des deux tourtereaux. Leur dernière nuit d’amour, à l’évidence. Car je ne sais pourquoi, sans pouvoir l’expliquer, je ne doute pas un seul instant qu’ils ne forment un couple.
- La voix m’annonçait un dormeur du val. Le défunt a dû faire un petit en nous attendant ! Ou plutôt une petite. Marcel, tu peux aller appeler l’équipe ? Je veille sur eux…
Mon partenaire part pour rejoindre le téléphone qu’il s’est fait installer dans sa DS. Je lui ai passé la torche pour éviter les gadins dont il est coutumier.
Pendant qu’il prévient les collègues, j’essaie de réaliser. Seule la lune froide d’hiver éclaire la scène. Le garçon est un beau gosse de vingt, vingt-cinq ans. Un mètre quatre-vingt-cinq environ, le corps athlétique. Très BCBG : loden, écharpe Burberry nouée autour du col relevé, pantalon de velours à grosses côtes, paraboots... J’allais écrire : « un paradoxe vivant » dans ce paysage de misère. Mais le dandy est bel et bien refroidi, ne fait plus qu’un avec la terre glacée qu’il a rejointe… Quant à elle, elle semble un peu moins jeune, avec cependant quelque chose de juvénile. Peut-être les taches de rousseur qui font concurrence aux étoiles et constellent son visage poupon, qui a dû être rieur quand la vie l’animait. Je les vois bien tous deux faire un tennis à Carnac, dans une propriété familiale… Une belle plante, d’allure sportive elle aussi. Et si élégante avec son vaste manteau en cachemire et sa toque de fourrure ! Quel gâchis !
Tous deux ont été disposés l’un à côté de l’autre après leur chute, comme ces corps que l’on aligne après un attentat ou une catastrophe naturelle. Curieux ! Je distingue sur leurs fringues de luxe les points d’impacts des balles. Trois chacun. Dans la région de l’abdomen pour le garçon. Beaucoup plus rapprochés dans la zone du cœur pour elle. Peu banale, cette apparente mise en scène !... Je ne touche à rien. J’attends Grandgibus et son bataillon.
En observant le cadre de ce drame mystérieux, j’avise soudain une petite masse noire à terre. Je me penche, et distingue un sac à main Lanvin en cuir verni, entr’ouvert. Celui de la jeune femme, peut-être… Je le laisse où il est, sans regarder à l’intérieur. Pas avant que les photos ne soient prises.
Gérald de Beaudricourt, a dit la voix. D
Nous montons l'escalier vermoulu qui sent la pisse de chat. Arrivé devant le cinquième droite indiqué par le concierge, Marcel, qui n'a pas lâché la rampe éculée, est en pleine détresse respiratoire. Il souffle un peu avant de tourner le papillon de la sonnette sertie dans la porte – une mécanique désuète ; genre timbre de vélo, qui fait entendre un bruit de crécelle fatiguée. Nous n'avons pas prévenu Alain Gilles pour mieux le prendre à froid, quitte à faire chou blanc. Mais le pas traînant qui nous parvient nous rassure : nous n'avons pas effectué en vain ce parcours du combattant...
- mon pauvre Jeannot ! T’as toujours pas l’air dans ton assiette ! … Il est l’heure d’aller tortorer : je t’invite chez Rolande avec Bastille. Elle n’a pas le temps de se mettre en cuisine le mercredi, car elle a son TD de philo à Nanterre…
- Tu ne vas plus aux cours ?
- Non, j’ai abandonné. Pour moi, c’est de la sodomie de coléoptères ! Je vais te paraître basique, mais la plupart des questions que je me posais sont restées sans réponses. Celle qui me tarabuste le plus en particulier.
- Laquelle ?
- Pourquoi est-ce que la mort existe ? Tu le sais, toi ? Et une autre aussi : pourquoi il y a tant de salauds ?
Je serais bien en mal de venir à son secours, même si ces deux interrogations me semblent en effet fondamentales.
- Je n’ai aucune des deux réponses.
- Eux non plus ! Tiens, dis donc, si on faisait tout de suite un crochet par la rue de Tilsitt, pour en avoir le coeur net ? Je mets le cap sur l’Arc de Triomphe. Rolande sert jusqu’à 11 h, et Bastille revient vers 9 h. Un étudiant sympa qui lui fait profiter de sa caisse…
Je laisse mon ex-futur philosophe me driver à sa guise. Il a compris que mon moral est soumis à une météo fragile, et que son soutien fraternel est plus que jamais le bienvenu. Rien ne me retient ni ne m’attend, car Sophie sait que je suis sur le sentier de la guerre. Je peux donc m’y laisser traîner par mon gros chef indien sans me soucier des horaires puisque je n’ai plus cours avant la rentrée de janvier et qu’aucune furie déguisée en prof ne m’a délégué ses copies…
Le flot des voitures s’est un peu écrémé, et nous ne mettons qu’un petit quart d’heure pour atteindre l’étoile.
La rue de Tilsitt et la rue de Presbourg forment un cercle parfait qui tourne autour de l’Arc. Nous nous engageons sur le terrain de manoeuvre de Clémence. Mais comment trouver cette charmante enfant ? On a oublié de demander à Gilles la marque du véhicule dans lequel elle roule pour draguer ses clients. Au troisième tour de manège, une idée me vient : je dis à Marcel de m’arrêter à hauteur d’un type qui semble faire le poireau et n’a pas bougé depuis que l’on
passe et repasse dans l’artère.
Je descends de la DS qui feule doucement dans l’air glacé, et m’approche du gus, stupéfait de voir un curé à l’ancienne l’aborder, alors qu’il vient en ces lieux soulager autre chose que sa boîte à péchés.
Tu trouves pas qu'elle déraille ? Tu vois, mon Jeannot, c'est ce qui m'a poussé à arrêter : au commencement je comprend vaguement ce que veut dire l'auteur, et à l'arrivée le commentateur a semé le bordel dans mon cerveau …