Une grappe d'hommes épuisés qui marchent lentement. [...] Je les regarde passer. On dirait un peuple de boue. [...] Des ombres. sales et courbées. Je les regarde et il me semble qu'ils suivent un corbillard. Le cortège fantôme avance péniblement. Ils marchent, lents et tristes, derrière le corbillard invisible de leurs compagnons morts. Il 'y a pas de salut militaire qui tienne. La seule chose qu'il faudrait faire, la seule chose qui aurait un sens, serait de se signer à leur passage.
Nous sommes tous les trois sains et saufs. Boris, Jules et moi. Tous les trois en vie. Oui. Mais plus vieux de milliers d'années.
BARBONI
Le feu me léchera le corps... le feu... je vais boire les grandes flammes... ma chair à moi résiste au feu... ma chair à moi est déjà de cendres...
Je ne pensais pas qu'autant d'hommes pouvaient vouloir ma mort. (p.95).
Fusils cassés, cadavres, planches de bois, fils barbelés, nous foulons les excréments de la guerre. (p.75).
La relève se fait maintenant. Le lieutenant Rénier est mort et avec lui disparaît tout son siècle. Car ce jeune homme est plus vieux que nous tous. Le fils d'une société et d'une caste qui s'est battue sur d'autres fronts, avec d'autres méthodes. (p.49).
Tu me crois la marée et je suis le déluge.
VICTOR HUGO. (p.7, épigraphe).
Une à une les voix s'apaisent. Mais il en revient toujours. C'est une vague immense que rien ne peut endiguer. Je leur ferai à tous une stèle vagabonde. (...) Les hommes découvrent au coin des rues ces grands amas venus d'une terre où l'on meurt. Ils déposent à leur pied des couronnes de fleurs ou des larmes de pitié. Et mes frères de tranchées savent qu'il est ici des statues qui fixent le monde de toute leur douleur. Bouche bée.
Nous avions appris à décliner la peur sous toutes ses formes . Mais celle-ci nous était encore inconnue et je n'ai pas su m'en défendre. C'était la peur de l'attente. J'ai essayé de me concentrer sur ces trous que j'avais à faire. J'ai essayé de ne plus penser qu'à cette pelle, et aux paquets de terre que je jetais au-dessus de mon épaule. Mais cela n'a pas suffi. Tous mon corps s'est mis à trembler et je me suis mis à pleurer. J'aurais aimé me battre les flancs, me lacérer le visage pour ne pas pleurer. Non pas que j'avais honte. Il y avait bien longtemps que la honte ne nous rongeait plus. Mais je sais qu'un homme qui craque et se met à pleurer risque de faire vaciller les autres. Et nous n'avions pas besoin de cela.
Le grand pays rasé du champ de bataille. Ce n'est qu'une succession terreuse de trous et d'amas. Un pays barbelé.(p.102-103)