La peur, celle qui prend aux tripes, celle qui donne envie de fuir loin, loin des combats et des bombardements. Parce qu'il y a cela aussi, des bombardements, des dizaines d'obus qui retournent le paysage, pétrifient les hommes et coûtent la vie à nombre d'entre eux. Il y a l'angoisse, de ne jamais s'en sortir, de voir le camarade à qui on tient s'effondrer, nous quitter et nous laisser seul face à l'horreur de la guerre. Mais il y aussi l'angoisse plus insidieuse, celle qui détruit tout et par laquelle la guerre s'imprime au fer rouge dans l'esprit des hommes. L'angoisse qui rattrape les soldats en permission, qui les emprisonne dans la noirceur des combats, où qu'ils soient. Parce qu'évidemment, tout cela ne se fait pas sans une atmosphère sinistre et pesante où la lumière ne filtre pas, où la boue et la crasse viennent entacher les espoirs des soldats.
Ces soldats, ils se nomment Jules, Boris ou encore Ripoll et leur quotidien c'est la vie dans les tranchées. Appelés en aide lors de la première guerre mondiale pour défendre la France face à l'envahisseur allemand, ils sont impliqués dans des combats où, avant de penser à la patrie, on pense à soi. On essaye de se battre le plus dignement possible, d'affronter les ennemis avec tout le courage et la force que les précédents assauts ont bien voulu nous laisser. Lorsque les espoirs et les chances de survivre sont réduits à néant, alors on essaye de mourir du mieux que l'on peut. En essayant de se faire entendre, de faire savoir aux autres que nous étions là. En essayant d'emporter avec soi les dernières bribes de beauté de la vie. Car c'est aussi cela
Cris, ce sont des soldats qui, malgré la violence et la dureté du quotidien, tentent de voir la beauté qui persiste dans la nature ou dans la camaraderie.
Avec
Cris,
Laurent Gaudé a fait le choix de structurer son récit en cinq parties qui semblent reproduire un schéma de guerre. Ce simple découpage nous permet déjà de prendre conscience du caractère vicieux de la guerre. La première partie s'intitule « La relève de la vieille garde » et le choix du terme « relève » montre bien la continuité et le cycle sans fin des combats. Les hommes remplacent au front d'autres hommes qui seront amenés à eux-aussi remplacer d'autres camarades de première ligne. Les titres suivants sont tout aussi évocateurs et nous immergent progressivement dans le combat et dans sa fin tragique.
Au sein de ces cinq parties, chaque soldat est amené à prendre la parole pour évoquer ce qu'il vit, ses sentiments ou ses réflexions. le tout forme une sorte de narration chorale qui nous transmet cette idée que l'armée, avant d'être une unité confrontée aux mêmes difficultés et aux mêmes horreurs, c'est surtout un ensemble d'individus. Des individus qui essayent de faire de leur mieux à leur échelle pour gérer leur quotidien et les événements auxquels ils font face. Dès lors, le récit nous offre un large panel de profils de soldats qui révèlent des manières différentes d'appréhender la guerre.
Ce qui est également intéressant, c'est que ces soldats sont éloignés de l'idée romanesque du soldat sans peur que l'on peut trouver dans de nombreux écrits. En effet, il y a la fois, ceux qui parviennent à transformer leur peur en une force bestiale pour vaincre leur adversaire. Mais il y a également ceux que la pression des combats pousse à un point de non-retour et pour qui la folie devient inévitable.
Autre point fort de ce choix de narration, c'est qu'il permet à l'auteur d'évoquer les différents postes et destins des soldats pendant la guerre. Il y a ceux qui se battent mais il y a aussi le soldat en permission, le médecin ou encore le soldat gazé abandonné sur le champ de bataille. Ainsi, tout en préservant l'individualité des soldats,
Laurent Gaudé montre aussi que le sort qui attend ses personnages a été celui de dizaines de milliers d'hommes engagés dans la guerre et à qui il rend hommage.
Cet hommage sonne d'autant plus juste que le récit est empreint de réalisme. En effet,
Laurent Gaudé décrit la barbarie vécue par les soldats de la première guerre mondiale de manière assez crue, brutale mais fidèle. Il gravit peu à peu l'échelle des horreurs en montrant bien que, pour ces soldats, il n'y avait pas d'illusion à se faire et peu d'espoir à avoir.
Malgré cette brutalité, l'auteur a fait tout un travail sur la psychologie des personnages qui contribue à donner une certaine touche de poésie au texte. Face à une violence qui dépasse l'entendement, les soldats essayent tout de même de rendre leur quotidien vivable en cherchant les dernières bribes de beauté dans le monde. Ainsi,
Laurent Gaudé intègre dans son texte de nombreuses figures de style associées à un vocabulaire lyrique qui viennent quelque peu contrebalancer les horreurs qui les accompagnent.
À cela s'ajoute une certaine part de fantastique. Celle-ci semble naître de cette situation qui dépasse l'entendement et qui plonge les soldats dans la folie. Toute une partie de l'histoire reste mystérieuse même aux yeux du lecteur. Elle semble matérialiser l'absence de réponse face aux interrogations des soldats sur cette guerre.
Enfin, avec
Cris, se pose la question du devoir de mémoire et du moyen le plus juste de rendre hommage à tous ces hommes engagés dans une guerre effroyable. le titre de l'ouvrage résume à lui seul toute l'ambivalence du sujet : ce ne sont pas les
cris, chaque soldat souhaite que l'on connaisse son propre cri mais en même temps ce sont les
cris de milliers de soldats dont on doit se souvenir.