C'est bien ce que je dis, renchérit le contre-amiral. Pourquoi l'homme est-il incapable de cela?
La vie en est bien capable, elle. Elle nous chahute sans cesse, nous projette du bonheur au malheur sans logique, dans ménagement. Je rêve d'un homme capable d'assumer cette folie. Pleurer les jours de joie et rire en pleine douleur. C'est cela que nous aurions dû faire. Maintenir la noce, et chacun d'entre nous aurait pu à la fois danser, bénir les jeunes gens et pleurer celui que la mort venait d'avaler. Une seule et même soirée puisque le sort en avait décidé ainsi. Est-ce que cela n'aurait pas été plus juste ?
Je plongeais dans l'Afrique avec le ravissement de l'aveugle qui découvre les couleurs.
Fernando Pimenta avait le regard heureux des hommes qui vivent la vie qu’ils s’étaient imaginée.
Il demande à son cœur de cesser de battre. Le corps fait une dernière contraction. Pendant quelques secondes, encore, il se laisse emplir par le sourire d’Ella - et l’air, déjà, manque à jamais.
Il s’assoit dans un gros fauteuil de cuir qui pousse, sous son poids, un soupir d’aise et de gratitude.
Le troisième, je le ramenai vivant moi-même. Je le trouvai dans la cave d’un tonnelier, terrorisé et tremblant de faim, je le traînai par les cheveux jusqu’à la place de la cathédrale, je le montrai à la foule, je le forçai à s’agenouiller et je lui tranchai la gorge. Nous avons aimé ce spectacle. Chacun de nous a ressenti au plus profond de lui que c’était ce qu’il fallait faire cette nuit : tenir la bête à ses pieds et l’immoler. Aujourd’hui que j’y repense, je mesure combien nous étions loin de nous-mêmes. J’aurais dû tout faire pour garder ce nègre vivant. J’avais fait le plus difficile. Je n’avais plus qu’à le ramener au navire et à le plonger à fond de cale avec ses congénères. J’en aurais tiré un bon prix. Mais non. Cette nuit-là, il fallait du sang. À moins qu’au fond, ce ne soit le contraire. À moins, oui, que nous n’ayons jamais été aussi proches de nous-mêmes que cette nuit-là, acceptant pour un temps les grondements de notre être comme seul souverain.
Je me souviens de ma stupéfaction devant la terre rouge d'Afrique et son grand ciel de criquets.
Je me suis senti chez moi. Etranger à tout, mais sur une terre qui me faisait du bien.
J'ai su que je ne la quitterais plus, que je ne reviendrais jamais.
Avec l'aide de Fernando, ils refirent le plan de table. Ils observèrent la place du commandant Passeo. Une petite tache de vin rouge semblait la marquer avec exactitude. Les mains qui avaient fait cette tache savaient-elles qu'elles ne reviendraient jamais ? pensa l'amiral. Il avait sous les yeux une trace tangible de leur amitié et il trouva cela beau. (Dans la nuit Mozambique)
Un vaurien, oui pourquoi pas... J'ai vu pire et je sais qu'il n'y a aucun châtiment à redouter. Le ciel est vide. Quand bien même Dieu aurait existé, nous lui avons crevé les oreilles et les yeux avec nos pluies d'obus qui déchiraient le ciel.
La ville se mit à grouiller de plusieurs rumeurs. On en avait vu un près de la porte Saint-Louis. Un autre sur les toits du marché couvert. C'était des géants aux dents qui brillaient dans la nuit. Même nous qui connaissions ces nègres pour les avoir eus sous nos pieds pendant trois semaines de traversée, même nous qui savions qu'ils n'avaient rien de géants mais étaient secs et épuisés comme des fauves en captivité, nous laissions dire. Les hommes avaient besoin de cela. Il fallait que croisse la démence pour que nous sortions de nous-même. (p.24, "sang négrier")